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Malgré la perfection qu'avait atteinte leur art, aucun sorcier n'avait jamais terrassé un dragon au cours d'un duel. Et lorsqu'un tel affrontement se produisait, on retrouvait toujours dans les lueurs de l'aube, au sommet d'une colline fumante, calcinée, et lacérée par les griffes d'un dragon, un corps carbonisé, allongé à coté d'un bâton de mage. Malgré cela, tous les sorciers qui atteignaient la puissance des grands maîtres finissaient un jour par gravir seuls le versant d'une colline dans la lumière du soir.
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Il se tenait debout au sommet d'un tertre, regardant le paysage alors que le soleil disparaissait derrière la ligne d'horizon, embrasant les champs alentours dans une atmosphère rougeâtre. Vêtu d'une pèlerine brune en toile grossière vieillie par les ans, il attendait, la capuche cachant son visage dans une ombre protectrice. Dans sa main gauche, il serrait un long bâton de chêne ferré couvert de runes, son bras droit pendait, inerte, comme un membre mort. Ses deux mains étaient dissimulées par les manches. La totalité de son corps était cachée dans les replis de l'étoffe qui semblait ne faire qu'un avec la terre sombre et humide de la colline. Le tissu bougeait légèrement sous la brise qui se levait alors que le jour disparaissait. Parfois, le long du bâton courait un petit éclair rouge, rapide et furtif, signe de puissance mal contenue et d'impatience. Mais l'homme ne bougeait pas, il attendait, tous les sens en éveil, guettant le plus petit indice de la présence du monstre, qui pouvait approcher sans troubler la profondeur de la nuit malgré son corps gigantesque. Il ne craignait pas que son adversaire essaye de le surprendre car il n'est pas dans la nature des dragons de faire l'effort d'attaquer un homme par surprise. La nuit était tombée. La seule lumière qui dévoilait à présent le paysage était celle de la lune, grise et froide, une lumière morte, une lumière de cendres, qui ne dispense aucune chaleur et qui laisse au monde l'inquiétant inconnu de la nuit noire. C'est sous cette lumière qu'il vit au loin la sombre et majestueuse silhouette du dragon, volant sous les nuages, les ailes battant lentement et régulièrement. Il se déplaçait en jouant avec les éléments, au milieu des rafales de vent et de bruine qui balayaient le pays. Il semblait parfois planer pendant quelques instants, parfaitement immobile, utilisant le vent pour économiser ses mouvements, son long corps écailleux luisant sous la lumière, ses yeux brillant d'une lueur de braise, ses serres reflétant l'éclat de la lune comme des lames de couteaux. Le long de ses ailes couraient des éclairs oranges. Le sorcier inspira l'air de la nuit, froid et humide, la manche gauche glissa, dévoilant une main crispée sur le bâton, les articulations blanchies par l'effort. Sur ses doigts et son poignet se croisaient et se mélangeaient dans un grouillement lumineux des multitudes d'étincelles rougeoyantes. Le dragon approchait, l'homme ne distinguait pas encore tous les détails de sa tête, seuls ses yeux brillaient dans la nuit et son corps renvoyait une lueur gris bleu glacée. Le dragon fit le tour de la colline, planant lentement en cercles pour se rapprocher du sol terreux couvert de plaques d'herbe humide. Chez cet être titanesque tout était démesuré; son immense dos bleu pâle, sa longue queue, et ses interminables ailes grises, membraneuses, toutes de nervures et de cuir durci par les siècles. Enfin il se posa, à une vingtaine de mètres du sorcier, tombant verticalement, les ailes dépliées pour le freiner, les pattes tendues comme celles d'un chat lorsqu'il chute. Elles amortirent le choc dans un bruit sourd. Il replia ses ailes le long de son corps et se plaça confortablement, assis sur le sol, le cou droit, le visage tourné vers le sorcier. Ses deux grands yeux rouges le regardaient fixement, cherchaient dans son regard à qui il avait affaire, qui était ce petit adversaire. C'était donc cela, un sorcier ? Petite créature pathétique qui osait l'affronter. Ce mot, sorcier, sonnait bizarrement dans son esprit millénaire, comme un vieux souvenir oublié qui resurgit parfois, pensée lointaine que l'on repousse lorsqu'on la sent prête à émerger. Mais rien ne pouvait changer le cours des choses, il devait tuer cet inconscient. Il ne pouvait pas laisser un homme le défier sans lui faire subir le châtiment que cela méritait. Afin de restaurer l'équilibre du monde, il allait éliminer celui de ces hommes qui prétendait à une trop grande puissance. Il ferma les yeux, entrouvrit la gueule et commença à inspirer profondément l'air frais nocturne, goûtant avec délice cette sensation de fraîcheur qui l'envahissait. L'homme regardait le dragon le dévisager sans bouger, le seul bruit audible était la profonde respiration du monstre, lente et régulière comme le battement de ses ailes dans les cieux. Quand soudain, après ce qui avait semblé être une éternité, il le vit relever son cou, reculant la tête en fermant les yeux et en inspirant profondément, la gueule entrouverte, rougeoyante, le thorax se dilatant alors que l'air s'engouffrait dans ses poumons. Le sorcier connaissait suffisamment les dragons pour comprendre ce qui se préparait. Il prononça rapidement quelques mots rauques à voix basse, en agitant d'un geste bref son bâton. Un éclair remonta le long de son bras, il y eut une faible lueur verdâtre, un voile léger entre l'homme et le monstre. Alors, le dragon ouvrit ses yeux, regardant le sorcier pour la dernière fois dans le silence nocturne. Il souffla. L'homme vit l'immense gueule béante, et le paysage s'embrasa, tout devint rouge et orange, les champs et les montagnes disparaissant de sa vue pour être remplacés par une uniformité lumineuse et infernale, brûlante, calcinant la colline; puis il y eut le bruit, un terrible hurlement strident, le bruit d'une tempête extraordinaire dans lequel semblaient se détacher des bribes d'une terrible incantation. Mais le sorcier tenait bon, son bâton dans la main gauche, la main droite tendue vers le dragon, prononçant quelques paroles lorsque son charme de protection semblait faiblir et que son bâton se mettait à trembler. Il était surpris par la facilité avec laquelle il avait arrêté cette première attaque, un simple sort avait suffi à empêcher les flammes du monstre de le calciner. Lorsque le dragon comprit que son souffle n'avait pas tué cet homme, ne l'avait pas même blessé, son mépris se transforma en étonnement puis en un sentiment de haine, attisé par la peur, une peur incompréhensible qui provenait du plus profond de son être. Il hurla sa haine, soufflant à nouveau avec toute sa puissance sur ce sorcier qui le défiait. L'homme fut surpris par la force de cette seconde attaque, son sort d'isolement, pris au dépourvu par une telle agression, commençait à céder devant les flammes qui avaient changé de teintes et étaient à présent vertes et bleues. Il prit son bâton à deux mains, prononçant d'une voix forte et claire une nouvelle incantation, brutale, violente. Le feu qui l'enveloppait fut soudain repoussé vers le monstre. Le dragon fut brûlé par ses propres flammes et pour la première fois il connaissait la douleur. Sa peur s'amplifia, sa haine se transformait en une sourde panique. Le sorcier prit son bâton de la main gauche, son art lui permettait bien d'autres choses; il lui fallait maintenant attaquer, à son tour. Il prononça un troisième sort à voix basse et dans sa main droite, lentement, terriblement, apparut une longue lame de feu. Le dragon commençait à battre des ailes afin de retrouver son élément, l'air, où il serait à son avantage. Que pourrait ce sorcier s'il se tenait dans les cieux, au-dessus de lui pour le détruire de son souffle ? Mais dans la main de cet homme brillait à présent une lumière terrifiante, immobile et éblouissante. Une arme ? Il osait attaquer ! Le dragon fut aveuglé par la haine et la peur, il devait détruire ce sorcier, le réduire à néant, pour sauver sa vie. Il battit des ailes et se rua en avant, les serres tendues vers le corps frêle de celui qui le menaçait, la gueule ouverte pour souffler; mais l'homme ne bougeait pas, il tenait son épée dans une main, son bâton dans l'autre. Brusquement, il le pointa vers sa proie, le bras tendu et hurla une incantation stridente. Une lueur bleue enveloppa tout son corps et remonta le long de son bras, jusqu'au bâton. En jaillit alors une colonne de flammes qui frappa de plein fouet celui qui se ruait sur lui. Le choc fut fantastique, le dragon soufflé en arrière s'écrasa à une centaine de mètres. Une aile brisée, la peau couverte de brûlures profondes qui fumaient comme des braises en exhalant une odeur répugnante de chairs calcinées. Il n'était pas mort. Il releva la tête et voulut souffler ses flammes, mais il n'y eut pas de flammes; il ne pouvait plus souffler. Il devait se protéger de cet être si grand, qui venait vers lui, tenant dans sa main droite cette lueur effrayante qui allait le détruire. Il essayait de ramper, mais blessé et à terre, il n'était plus qu'un être grotesque et vulnérable. Il ne pouvait plus fuir, il ne pouvait plus rien sinon mourir. Son adversaire s'arrêta à quelques mètres de lui et après l'avoir dévisagé pour la dernière fois, il lui enfonça sa longue lame de feu dans la gorge, achevant rapidement cette proie pitoyable. Par cette mort, il avait prouvé sa puissance, il avait dépassé tout ce que les autres avaient réussi. Il les dominait, ces sorciers ridicules qu'il avait côtoyés toute sa vie. Il se retourna pour regarder une dernière fois le cadavre, puis il hurla une incantation, le cadavre s'embrasa, le feu le réduisant à une petite silhouette noire étendue sur la colline. Le mage ne tenait plus dans sa main de bâton, il ne tenait plus rien. Son regard rougeoyant se posa une dernière fois sur ce qui restait du corps de son adversaire. Enfin, il avait compris ce que disait la prédiction : Les dragons sortent toujours victorieux d'un combat. Il regarda au loin, le soleil se levait. Alors, doucement, il déplia ses longues ailes de cuir et s'envola dans l'air du matin.
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Illusions d’éternités
Il se rappelait de tout, depuis le début.
Depuis cette époque où le temps, Glissant sur le froid glacé du vide, ne mesurait rien, pas même pas la durée d'un scintillement ou la vitesse d'éloignement progressif de deux particules, depuis l'époque où il n'y avait rien. Il avait été là, à l'aube du temps, il avait assisté à tout et il s'en rappelait. La première fois, qu'il avait eu conscience de lui-même, c'était, selon toute logique, avant le jour, avant le premier jour, au moment où les ténèbres avaient cessé de s'appeler ténèbres, où elles s'étaient appelées nuit pour la première fois.
Il se souvenait parfaitement de ce moment. Rien n'avait changé et pourtant, il avait senti comme un vaste frémissement de ce vide glacé qui soudain s'était mis à palpiter, riche de la promesse d'un univers futur et merveilleux. Pas merveilleux, corrigea-t-il. Pas forcément merveilleux, mais passionnant, sans aucun doute. Bien plus intéressant que tout ce qui avait eu lieu jusqu'alors, et qui s'était essentiellement borné à la conscience de sa propre existence.
Il y avait eu tout d'abord la lumière. Des jaillissements de couleurs grandioses, des fontaines d'énergie pures et belles et, là où les sources étaient les plus denses, un peu de matière avait commencé à exister. D'abord à peine quelques atomes, puis de plus en plus, et finalement, l'agglomération de ces particules avait formé de vastes amas solides. A partir de là, tout était devenu possible. Il s'était approché pour regarder, plus près, encore plus près, jusqu'à se trouver au cœur du phénomène.
Il avait vu l'atmosphère se coaguler en nuages, et la pluie tomber sans trêve sur la surface de la planète encore chaude qui recrachait en vapeur la moindre goutte d'eau, afin de continuer le cycle. Lentement, au fil des révolutions autour de l'étoile centrale, la planète se refroidissait, Il y eut des déchirures dans la couverture nuageuse, il vit le sol, les mers, les montagnes et les rivières.
Et les plantes. Derrière les nuages, elle était verte et bleue. Et c'était beau. Il ne se lassait pas de contempler ce monde, dans la perfection toute neuve de ses premiers instants. Du temps passa, et encore du temps. Il vit les premiers signes de vie animale, il en guetta l'évolution. Certaines étapes devenaient prévisibles, mais il y avait toujours des détours surprenants ou attachants. Par exemple, il avait bien aimé les dinosaures.
Dans ce demi-sommeil qui précède l'aube nouvelle, il tourna ses pensées vers ces anciens animaux, et soudain, aussi clairement que sur un écran de cinéma, il les revit. Ils n'étaient pas comme dans les livres. Ils n'étaient pas comme dans les films non plus, même les plus récents, même les meilleurs. Les petits et les gros, tous portaient des couleurs d'une éclatante beauté. Les parents s'occupaient fort bien de leurs petits, les nourrissaient tendrement, avec des mouvements vifs et gracieux, jouaient avec eux, et surtout, ils chantaient. Pendant des millions et des millions d'années, ils avaient rempli le monde d'harmonie, chaque nouvelle génération reprenant le répertoire des anciens, le réinterprétant, le réinventant sans en perdre l'essence, et le transmettant aux petits, sans fin, dans un cycle immuable et parfait.
Parfait pour eux, se dit-il avec un petit sourire tout intérieur, car il savait qu'un simple plissement des lèvres le ferait glisser vers le réveil. Parfait pour des êtres qui vivent une fois cette vie, et qui meurent, ayant donné la vie, le savoir et à la fin jusqu'à la substance de leurs corps, à d'autres comme eux, dont l'existence ne serait pas fondamentalement différente. Oui, c'était sans doute ce qu'on pouvait appeler une bonne vie, pour eux. Mais pour lui, le spectacle avait pris une telle régularité qu'il en était devenu monotone. Pas autant lisse et uni que les ténèbres du début, mais simplement sans surprise, émoussant au fil des répétitions tout l'intérêt de la découverte qu'il avait éprouvé au début. Il avait donc assisté sans regrets excessifs à la fin des musiciens chamarrés, et, après une longue période pendant laquelle la survie était devenue problématique pour les espèces comme pour les individus, il avait observé avec un enthousiasme croissant la venue de nouvelles créatures. Bien sûr, il y avait eu des voies sans issues, des voies que parfois, avec de la chance, on retrouvait dans les indices fossilisés, et dont, pendant longtemps, les hommes avaient tiré des conclusions sur l'évolution aussi erronées qu'aberrantes.
Et puis quelques espèces avaient eu de la chance. Elles avaient eu, au moment où le climat l'exigeait, les capacités nécessaires à leur survie et à leur développement. Comme des concurrents au jeu de la vie, possédant tous des aptitudes variées, et subissant sans pouvoir en décider, les épreuves variées qu'un destin indifférent leur imposait sans états d'âme excessifs. Ceux qui avaient les qualités nécessaires survivaient, se modifiaient, s'adaptaient à la suite des évènements, un peu plus riche d'une expérience que la mémoire
collective de l'espèce tenait à disposition de ceux d'entre eux qui savaient la consulter.
A ce jeu-là, l'espèce humaine s'était montrée particulièrement douée. Plus imaginative que toutes les précédentes, ces nouvelles créatures avaient, en un temps record, colonisé et adapté la quasi totalité de la planète.Les hommes étaient différents. Il les avait observé pendant quelques milliers d'années, avec de plus en plus de curiosité, sans cesse étonné par leurs ressources infinies. Un jour, il avait tenté une incarnation. Il avait vécu un tourbillon d'émotions et de sensations d'une violence incroyable, et lorsque son enveloppe charnelle avait atteint le terme de son existence, il avait attendu longtemps pour revivre en pensée cette nouvelle expérience, pour l'analyser et la digérer. Il n'avait pas osé pendant longtemps, tenter à nouveau
une pareille aventure et lorsque, enfin, il s'était décidé, le déferlement de pensées et l'incroyable importance que pouvait prendre le moindre événement sur l'esprit humain s'était renouvelé, comme la première fois. C'était intéressant, c'était nouveau, il avait beaucoup aimé. Au fil de différentes existences, il avait goûté à tous les sentiments humains, les plus beaux comme les pires, il avait ressenti toutes les émotions et il se souvenait de tout.Maintenant, les hommes étaient sur le point de disparaître, sans qu'ils ne puissent encore s'en douter vraiment. L'exploitation forcenée des énergies fossiles avait un terme prévisible, qui approchait inexorablement. L'asphyxie était proche. Il les regretterait, peut-être même les regretterait-il autant que les dinosaures, mais son esprit se tournait déjà vers le futur, conjecturant sur l'essence de la nouvelle espèce dominante de la planète, une fois les hommes disparus.
Une image commençait à se former derrière ses paupières closes lorsqu'un mouvement à son côté le fit glisser vers un état de conscience très légèrement différent. Une voix claire lui parvint, douces paroles aux couleurs de la Castille, accentuant le glissement. Il ouvrit les yeux, aperçut la chevelure brune posée sur l'oreiller, à côté de lui. Il tendit une main, la posa sur une épaule nue. La sensation douce de la peau fraîche dans sa main dilua instantanément tout souvenir, toute trace du monde dont il avait, en quelques secondes, revécu toute l'histoire.
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La neige fraîche suspendait le son de la nature refroidie mais les oiseaux continuaient de chanter !
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