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Blog de l'inutile et du savoir incertain

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Duel

   Malgré la perfection qu'avait atteinte leur art, aucun sorcier n'avait   jamais  terrassé  un  dragon  au  cours  d'un  duel.  Et lorsqu'un tel   affrontement  se produisait, on retrouvait toujours dans les lueurs de   l'aube,  au sommet d'une colline fumante, calcinée, et lacérée par les   griffes  d'un dragon, un corps carbonisé, allongé à coté d'un bâton de   mage. Malgré cela, tous les sorciers qui atteignaient la puissance des   grands  maîtres  finissaient un jour par gravir seuls le versant d'une   colline dans la lumière du soir.
                                                      ______________   

Il  se tenait debout au sommet d'un tertre, regardant le paysage alors   que le soleil disparaissait derrière la ligne d'horizon, embrasant les   champs  alentours  dans  une atmosphère rougeâtre. Vêtu d'une pèlerine   brune  en  toile  grossière  vieillie  par  les  ans, il attendait, la   capuche  cachant  son  visage dans une ombre protectrice. Dans sa main   gauche,  il serrait un long bâton de chêne ferré couvert de runes, son   bras  droit  pendait,  inerte,  comme  un  membre mort. Ses deux mains   étaient  dissimulées  par  les manches. La totalité de son corps était   cachée dans les replis de l'étoffe qui semblait ne faire qu'un avec la   terre  sombre  et  humide  de la colline. Le tissu bougeait légèrement   sous  la brise qui se levait alors que le jour disparaissait. Parfois,   le  long  du  bâton  courait  un petit éclair rouge, rapide et furtif,   signe  de  puissance  mal  contenue  et  d'impatience. Mais l'homme ne   bougeait  pas,  il attendait, tous les sens en éveil, guettant le plus   petit  indice  de  la  présence du monstre, qui pouvait approcher sans   troubler  la profondeur de la nuit malgré son corps gigantesque. Il ne   craignait  pas que son adversaire essaye de le surprendre car il n'est   pas  dans  la nature des dragons de faire l'effort d'attaquer un homme   par surprise.    La  nuit  était  tombée.  La  seule lumière qui dévoilait à présent le   paysage  était  celle  de la lune, grise et froide, une lumière morte,   une  lumière  de cendres, qui ne dispense aucune chaleur et qui laisse   au  monde  l'inquiétant  inconnu  de  la  nuit noire. C'est sous cette   lumière  qu'il  vit  au  loin  la  sombre et majestueuse silhouette du   dragon,  volant  sous  les  nuages,  les  ailes  battant  lentement et   régulièrement.    Il  se déplaçait en jouant avec les éléments, au milieu des rafales de   vent  et  de bruine qui balayaient le pays. Il semblait parfois planer   pendant  quelques  instants,  parfaitement immobile, utilisant le vent   pour  économiser ses mouvements, son long corps écailleux luisant sous   la  lumière,  ses  yeux  brillant  d'une  lueur  de braise, ses serres   reflétant  l'éclat  de la lune comme des lames de couteaux. Le long de   ses  ailes  couraient des éclairs oranges. Le sorcier inspira l'air de   la  nuit, froid et humide, la manche gauche glissa, dévoilant une main   crispée  sur  le  bâton, les articulations blanchies par l'effort. Sur   ses  doigts  et  son  poignet se croisaient et se mélangeaient dans un   grouillement  lumineux  des  multitudes  d'étincelles rougeoyantes. Le   dragon  approchait, l'homme ne distinguait pas encore tous les détails   de  sa  tête,  seuls  ses  yeux  brillaient  dans la nuit et son corps   renvoyait une lueur gris bleu glacée.    Le dragon fit le tour de la colline, planant lentement en cercles pour   se  rapprocher  du sol terreux couvert de plaques d'herbe humide. Chez   cet être titanesque tout était démesuré; son immense dos bleu pâle, sa   longue  queue, et ses interminables ailes grises, membraneuses, toutes   de  nervures et de cuir durci par les siècles. Enfin il se posa, à une   vingtaine  de  mètres  du  sorcier,  tombant  verticalement, les ailes   dépliées  pour  le  freiner, les pattes tendues comme celles d'un chat   lorsqu'il  chute.  Elles  amortirent  le  choc dans un bruit sourd. Il   replia  ses  ailes  le  long de son corps et se plaça confortablement,   assis  sur le sol, le cou droit, le visage tourné vers le sorcier. Ses   deux  grands yeux rouges le regardaient fixement, cherchaient dans son   regard  à qui il avait affaire, qui était ce petit adversaire. C'était   donc   cela,  un  sorcier  ?  Petite  créature  pathétique  qui  osait   l'affronter.  Ce  mot,  sorcier,  sonnait  bizarrement dans son esprit   millénaire,  comme  un  vieux  souvenir  oublié  qui resurgit parfois,   pensée  lointaine que l'on repousse lorsqu'on la sent prête à émerger.   Mais  rien  ne pouvait changer le cours des choses, il devait tuer cet   inconscient.  Il  ne  pouvait  pas laisser un homme le défier sans lui   faire  subir  le  châtiment  que  cela  méritait.  Afin  de  restaurer   l'équilibre  du  monde,  il  allait  éliminer  celui de ces hommes qui   prétendait  à une trop grande puissance. Il ferma les yeux, entrouvrit   la  gueule  et  commença à inspirer profondément l'air frais nocturne,   goûtant avec délice cette sensation de fraîcheur qui l'envahissait.    L'homme  regardait  le  dragon le dévisager sans bouger, le seul bruit   audible  était  la profonde respiration du monstre, lente et régulière   comme  le  battement de ses ailes dans les cieux. Quand soudain, après   ce  qui  avait  semblé  être  une éternité, il le vit relever son cou,   reculant  la tête en fermant les yeux et en inspirant profondément, la   gueule entrouverte, rougeoyante, le thorax se dilatant alors que l'air   s'engouffrait  dans  ses  poumons. Le sorcier connaissait suffisamment   les   dragons  pour  comprendre  ce  qui  se  préparait.  Il  prononça   rapidement  quelques  mots rauques à voix basse, en agitant d'un geste   bref  son  bâton.  Un éclair remonta le long de son bras, il y eut une   faible  lueur  verdâtre,  un  voile léger entre l'homme et le monstre.   Alors,  le  dragon  ouvrit  ses  yeux,  regardant  le  sorcier pour la   dernière  fois  dans  le  silence  nocturne.  Il  souffla. L'homme vit   l'immense gueule béante, et le paysage s'embrasa, tout devint rouge et   orange,  les champs et les montagnes disparaissant de sa vue pour être   remplacés   par  une  uniformité  lumineuse  et  infernale,  brûlante,   calcinant  la  colline;  puis il y eut le bruit, un terrible hurlement   strident, le bruit d'une tempête extraordinaire dans lequel semblaient   se  détacher  des  bribes  d'une terrible incantation. Mais le sorcier   tenait  bon, son bâton dans la main gauche, la main droite tendue vers   le   dragon,   prononçant  quelques  paroles  lorsque  son  charme  de   protection semblait faiblir et que son bâton se mettait à trembler. Il   était  surpris  par  la  facilité  avec laquelle il avait arrêté cette   première attaque, un simple sort avait suffi à empêcher les flammes du   monstre de le calciner.    Lorsque  le  dragon comprit que son souffle n'avait pas tué cet homme,   ne  l'avait  pas  même  blessé, son mépris se transforma en étonnement   puis  en  un  sentiment  de  haine,  attisé  par  la  peur,  une  peur   incompréhensible  qui  provenait du plus profond de son être. Il hurla   sa  haine,  soufflant à nouveau avec toute sa puissance sur ce sorcier   qui  le  défiait.  L'homme  fut  surpris par la force de cette seconde   attaque,  son  sort  d'isolement,  pris  au  dépourvu  par  une  telle   agression, commençait à céder devant les flammes qui avaient changé de   teintes  et  étaient  à  présent vertes et bleues. Il prit son bâton à   deux  mains,  prononçant  d'une  voix  forte  et  claire  une nouvelle   incantation,  brutale,  violente. Le feu qui l'enveloppait fut soudain   repoussé  vers le monstre. Le dragon fut brûlé par ses propres flammes   et   pour  la  première  fois  il  connaissait  la  douleur.  Sa  peur   s'amplifia, sa haine se transformait en une sourde panique. Le sorcier   prit son bâton de la main gauche, son art lui permettait bien d'autres   choses; il lui fallait maintenant attaquer, à son tour. Il prononça un   troisième  sort  à  voix  basse  et  dans  sa  main droite, lentement,   terriblement, apparut une longue lame de feu.    Le dragon commençait à battre des ailes afin de retrouver son élément,   l'air,  où  il  serait à son avantage. Que pourrait ce sorcier s'il se   tenait  dans  les  cieux,  au-dessus  de  lui  pour le détruire de son   souffle  ?  Mais  dans  la  main  de  cet homme brillait à présent une   lumière  terrifiante,  immobile  et  éblouissante. Une arme ? Il osait   attaquer  !  Le  dragon fut aveuglé par la haine et la peur, il devait   détruire ce sorcier, le réduire à néant, pour sauver sa vie. Il battit   des  ailes  et se rua en avant, les serres tendues vers le corps frêle   de  celui  qui  le  menaçait,  la  gueule  ouverte pour souffler; mais   l'homme  ne  bougeait pas, il tenait son épée dans une main, son bâton   dans  l'autre.  Brusquement, il le pointa vers sa proie, le bras tendu   et hurla une incantation stridente. Une lueur bleue enveloppa tout son   corps et remonta le long de son bras, jusqu'au bâton. En jaillit alors   une  colonne  de  flammes qui frappa de plein fouet celui qui se ruait   sur  lui.  Le  choc  fut  fantastique,  le  dragon  soufflé en arrière   s'écrasa  à  une centaine de mètres. Une aile brisée, la peau couverte   de  brûlures  profondes qui fumaient comme des braises en exhalant une   odeur répugnante de chairs calcinées.    Il n'était pas mort. Il releva la tête et voulut souffler ses flammes,   mais il n'y eut pas de flammes; il ne pouvait plus souffler. Il devait   se  protéger de cet être si grand, qui venait vers lui, tenant dans sa   main droite cette lueur effrayante qui allait le détruire. Il essayait   de  ramper,  mais  blessé  et  à  terre,  il  n'était  plus qu'un être   grotesque  et  vulnérable. Il ne pouvait plus fuir, il ne pouvait plus   rien sinon mourir. Son adversaire s'arrêta à quelques mètres de lui et   après l'avoir dévisagé pour la dernière fois, il lui enfonça sa longue   lame  de feu dans la gorge, achevant rapidement cette proie pitoyable.   Par cette mort, il avait prouvé sa puissance, il avait dépassé tout ce   que les autres avaient réussi. Il les dominait, ces sorciers ridicules   qu'il  avait  côtoyés  toute  sa vie. Il se retourna pour regarder une   dernière  fois  le  cadavre, puis il hurla une incantation, le cadavre   s'embrasa,  le  feu le réduisant à une petite silhouette noire étendue   sur la colline.    Le  mage ne tenait plus dans sa main de bâton, il ne tenait plus rien.   Son  regard rougeoyant se posa une dernière fois sur ce qui restait du   corps  de  son  adversaire.  Enfin,  il avait compris ce que disait la   prédiction  :  Les dragons sortent toujours victorieux d'un combat. Il   regarda  au loin, le soleil se levait. Alors, doucement, il déplia ses   longues ailes de cuir et s'envola dans l'air du matin.  

  
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F
Wao c'est sublime !Tes mots sont évocateurs, j'aime quand lire me projete le film en tête, et puis cette histoire est vraiment géniale.Bises amicales, et à tout bientôt !
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O
Mon coup de cœur. « Si tu étais un sorcier, je te laisserais tuer le dragon qui est en moi, que tu puisses voir à quel point le monde est beau vu de là haut, et si morne au ras du sol. L’esprit se doit de terrasser le sorcier de la réalité pour s’envoler. »
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