Nous avons maintenant repéré leur campement, suivi le chemin de la plaine, atteint ce léger massif montagneux au pied duquel coule cette rivière que nous avons longée. Il a été aisé de s'en approcher, la colonne de fumée dégagée par leur feu de bois nous a facilité la tâche. Nous nous déployons à cent pas de leur position, le plus discrètement possible en nous fondant derrière le rideau naturel de végétation.
Nous les observons, en silence. Je les entends, ils ne parlent pas avec les mêmes mots, la même langue que notre peuple. Je ne comprends rien à rien. Plus loin, un groupe de femmes entourées d'enfants s'affaire au bord de la rivière. Les hommes çà et là, seuls ou en petits groupes s'adonnent à d'autres activités, certains même, dessinent sur des peaux rasées et tendues sur de longues et fines poutres, des scènes de chasse réalistes, comme aucun des nôtres ne pourrait le faire. C'est un art nouveau qui s'offre à mes yeux, des bêtes sublimes décorent l'entrée des habitations familiales. La couleur a été domptée par cette tribu. Des mélanges habiles de rares pigments délivrent des contrastes incroyables, des associations sauvages de tonalités criardes témoignent d'animaux rencontrés lors d'une battue, des dégradés très précis ornent tous les objets des habitants de ces lieux, cette espèce est sans nul doute beaucoup plus avancée que la nôtre.
Une dizaine d'entre eux, très proche de notre position, semblent monter la garde autour du campement. Ils semblent se protéger à l'aide de boucliers de bois léger, décorés d'horribles visages. Ils possèdent aussi de longues lances effilées terminées par un fragment minéral finement travaillé. Ces gens là sont aussi des nomades, leur mode de construction en est une preuve irréfutable. Ils sont bien différents des nôtres, nous sommes tellement rustres, pourtant, il faut aussi reconnaître beaucoup de similitudes. Je n'ai plus le temps de philosopher sur nos différences, le cri aigu de notre chef retentit soudainement, coupant toute l'émotion qui m'envahissait peu à peu.
L'attaque est lancée. Pendant que la majorité de notre groupe s'élance vers l'ennemi en hurlant à l'assaut, d'autres, restés en retrait lancent des pierres aux bords tranchants. Les lance-pierres sont rapidement réarmés si bien que le camp reçoit une véritable pluie minérale, trop éparse pour être vraiment efficace. Les femmes et enfants s'enfuient en criant vers un groupe d'hommes qui les amènent rapidement en sécurité. Les autres empoignent leurs armes et s'élancent vers nous dans un corps à corps d'une intense agressivité. Je préfère ne pas dépeindre ce qui a suivi. Le fait est le suivant, je suis vivant et heureux de l'être, comme la moitié des nôtres. Les autres sont morts au combat. Je dois ma vie à ma fuite soudaine. Je ne veux déjà pas me battre sans aucune raison qui en vaille la peine à mes yeux, de plus, ces hommes dégagent une force que je ne peux ni maîtriser ni contenir, raison de plus pour fuir la scène. Non seulement nous n'avons pas gagné cette bataille, mais il a fallu s'enfuir à la hâte tant ces hommes maîtrisent l'art de la guerre et du combat.
Notre chef n'a pas prononcé un seul mot pendant notre retour. Nous sommes arrivés totalement épuisés auprès des nôtres, dans un silence absolu. Nous avons échoué le plan de notre guide, les pertes sont énormes et le moral bien bas. Ce soir, ce ne sera pas fête dans la tribu. Notre chef doit au village une explication rationnelle des faits. Il doit analyser la situation avec attention et prévoir la marche à suivre pour le futur. Quel gâchis tant de pertes ! Nous sommes tristes, fatigués et furieux à la fois. Ce que nous avons enduré est difficile à avouer. Le soir, notre chef a raconté notre funeste périple à l'ensemble de la tribu, réunie autour du feu que j'entretiens, seul réconfort à mes yeux.
Sorcier, j'accomplis ma mission, je jette dans les flammes de grosses poignées de poudre d'amadouvier et de salpêtre. Les flammes sortent, plus intenses, plus vives, et les reflets bleus qu'elles dégagent, apaisent nos cœurs blessés. Après un silence profond, l'ancêtre reprend la parole et tente de convaincre la tribu qu'il faut impérativement répéter un nouvel assaut, en nombre plus élevé, pour venger nos frères morts dans la bataille de ce jour. Je ne suis, pour ma part, pas convaincu des propos qu'il avance mais je ne dis rien, un sorcier ne doit pas donner son opinion, c'est la règle, en tous cas pas en public. Les hommes de la tribu paraissent un peu perplexes après le long monologue de notre chef mais, malheureusement, ils ne s'interrogent pas assez sur la nature, souvent trop primaire, des propos qu'il tient.
Ils ne disent rien, ils ne protestent pas, ne dégagent aucune opinion. Ils sont là et suivent les yeux fermés la voix de l'ancêtre. Je me pose souvent bien des questions sur les miens. D'où venons-nous ou allons-nous ? Je me sens tellement différent plus sensible, plus curieux surtout. Cette passivité chronique de mon peuple m'irrite, suis-je donc fait de la même essence qu'eux ? Il faut avoir des idées bien précises pour avancer, les exprimer par la parole, à l'aide de mots, je vous l'accorde, rudimentaires, qui forment l'entité complexe, la phrase. Certes elle reste relativement limitée, n'oublions pas, cette scène se passe dans un lointain passé, mais elle existe déjà. Alors pourquoi ne disent-ils rien ? Ils agissent sans trop comprendre, les autres font de même.
Il faut apprendre, comprendre, échanger, et ensuite agir et non l'inverse. Nous, les bipèdes, nous nous différencions, en nous plaçant plus haut, évolution oblige, des autres espèces animales par le fait que nous utilisons un langage, la parole, pour véhiculer nos idées. Mais nos actes insensés dégradent à un tel point cette différence, que nous sommes en réalité bien plus bas, prétendant et détenteur principal de la première place du palmarès des prédateurs nuisibles. Voilà la réalité de notre époque.
J'ai mal au crâne, mes muscles sont douloureux et je suis fourbu et furieux à la fois, de nos décisions et des conséquences qu'elles engendrent, et du mutisme chronique des miens. Je décide de me coucher, à l'écart de notre camp, un vent léger remue les branches d'un groupe d'arbres, la musique des feuilles me berce, je m'endors.