Il est encore très tôt ce matin alors que je m'assois dans le fauteuil douillet, mon point de rendez-vous pour exécuter le grand saut. Je suis détendu, l'expérience de la veille me donne encore des frissons excitants. L'envie de replonger à la lisère de ce lointain passé, d'aller beaucoup plus loin cette fois, est bien plus intense que les effets des légères décharges d'adrénaline, annonciatrice d'une peur animale certaine.
On me pose une à une les sondes corporelles de contrôle, j'ajuste le casque muni de son vidéo écran plasma. L'image de départ est nette. Cet objet est un pur bijou de notre cybertechnologie, ce que nos technos savent mieux faire parait-il. Ma respiration est lente et régulière, mes cils battent à un rythme normal. Mon bracelet swapper est placé, discret, autour de mon poing gauche. Il me permettra, à l'issu de ma mission, de revenir dans notre croisement d'espace-temps, entouré du monde que j'ai toujours connu. On prépare également le sédatif qui sera utilisé lors du décrochement, moment précis du transfert ou l'échange des identités paléo-généalogiques s'effectue. N'oublions pas que mon ancêtre ne pourrait supporter le choc de se retrouver dans la peau d'un de ses futurs ascendants, sans être, ni prévenu, ni préparé psychologiquement. Son corps sera également refroidi lentement et plongé dans un coma léger. Il sera alimenté artificiellement. Le bruit sans cesse aigu que répand le générateur de distorsion temporelle m'indique que la phase une est engagée, puis la phase deux démarre dans un vombrissement soutenu.
Les cybervidéo images envoyées par mon écran me montrent un réel qui commence à s'effacer lentement, les objets semblent devenir légers et transparents, ils s'évaporent peu à peu. Le compte à rebours est lancé, deux, un, phase trois, contact réussi. Ce sont les derniers mots que je perçois, tout s'évanouit dans un tourbillon aux couleurs peu communes. La sensation est curieuse, ma conscience à présent, si je peux encore m'exprimer ainsi, se propage à une vitesse vertigineuse dans ce fluide dont je ressens la douceur de sa viscosité et son parfum. Je vois maintenant l'image des contours du tunnel liquide dans lequel j'évolue, les couleurs sont vives et les formes changeantes, variées. Je perçois l'intersection des deux fleuves virtuels, mon mouvement ralenti, automatiquement, j'ai désormais la sensation de nager sur place. Je suis à orée d'une autre destiné, celle d'un ancêtre du Neandertal, un lointain père en quelque sorte.
Mon corps tremble légèrement, ce n'est pas désagréable, l'air que j'inhale est frais, mes membres semblent flotter en quasi-apesanteur. Mes yeux s'ouvrent sur le théâtre d'une nature bien familière quoique relativement différente par sa végétation si variée et si dense. Le chant tout proche d'oiseaux, échassiers aux couleurs magnifiques me rassure, m'apaise. J'ai atteint mon objectif. Je prends conscience du cadre dans lequel j'évolue ainsi que de ma nouvelle identité. Je supporte plutôt bien l'effet Ivan, je contrôle parfaitement la situation. Je suis dans une rivière, et me laisse porter sur son dos, lentement subissant le courant, détendu et attentif ...