La guerre
L'homme se préparait à cet affrontement depuis des siècles. Peut-être par instinct, peut-être qu'il ne pouvait pas vivre sans un ennemi contre lequel se battre. Pendant des siècles, il développa une science pour se préparer au combat dans l'espace contre une autre intelligence.
La science était l'alliée de l'homme; elle lui avait murmuré les limites des vaisseaux et des armes spatiales ; vitesse, accélération, énergie, tous ces paramètres étaient bornés par des constantes universelles. Pendant toutes ces années où les combattants s'étaient préparés, ils avaient affronté virtuellement des vaisseaux parfaits, des vaisseaux dont les seules limites étaient les limites physiques de l'univers. Ainsi l'homme connaissait un peu son ennemi, il savait qu'il n'aurait jamais à affronter pire que ce qu'il avait combattu pendant tout ce temps ; et quand l'ennemi apparu, il était comme l'humanité l'avait imaginé. Alors la guerre commença.
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Les premiers vaisseaux adverses firent leur apparition loin de la zone contrôlée par les hommes, dans une partie de l'univers éloignée de la terre de plusieurs milliers d'années lumières. L'ennemi attaqua des sondes d'exploration. En fait on se sut jamais trop pourquoi. Nombreux furent ceux qui dirent que nos propres vaisseaux de recherche détruisaient des corps qu'ils considéraient comme menaçants, et que eux-mêmes avaient peut-être détruit des vaisseaux ennemis. Mais cela ne comptait pas en vérité. Car l'homme avait retrouvé un ennemi. Une autre race, une autre intelligence, une force avec laquelle se mesurer. Et l'homme riposta ; aveuglément. Les vaisseaux de l'humanité étaient innombrables : des milliers de points brillants qui parcouraient l'univers à des vitesses fantastiques, emportant en leurs seins une incroyable puissance de feux. La guerre ne ressemblait à aucune des luttes que l'homme avait connues jusque là. Mais il y était préparé. L'humanité avait adoré ceux qu'elle appelait les stratèges, ces hommes qui avaient combattu des vaisseaux virtuels pendant des siècles ; ils avaient développé une stratégie, des stratégies, qui pouvaient venir à bout d'une flotte physiquement idéale. Ainsi, quand la guerre commença, l'homme écrasa son ennemi. Les stratégies qu'il avait mises au point durant tous ces siècles avaient pour noms "nuée de Korb-Insen", "sablier hyperbolique" ou "triangles de Mater-Wilson-Tokama". Ces mouvements de flottes spatiales que l'homme avait préparés, et qu'il avait gardés précieusement en mémoire pour l'ennemi, maintenant il les utilisait, sauvagement, et il gagnait.
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La guerre spatiale était un art. Quand une bataille avait lieu, c'était des nuées de centaines de vaisseaux se déformant, se reformant, tels des nuages d'insectes. Les vaisseaux d'exploitation énergétique, les vaisseaux de défense, les vaisseaux de recherche et d'analyse, tous pris dans un seul et unique mouvement global, constituant un réseau flexible et résistant. Les échelles de temps étaient des mois. Les distances des années lumières. Et les stratèges, reliés à des ordinateurs gigantesques, immergés dans des champs de probabilités et de calculs astronomiques, faisaient danser des flottes de vaisseaux. Chacune était une création vivante, reposant sur les étoiles qui l'alimentaient en énergie, croissant comme une plante sur des milliards de kilomètres, bougeant, changeant constamment de forme, ensemble de noeuds complexes se protégeant les uns les autres. Et les stratèges, en la faisant croître, devaient cacher leurs véritables aspirations, leurs véritables buts, jusqu'au dernier moment, où ils s'abattaient sur l'adversaire pour le détruire. Chaque jour on faisait des bilans. Les pertes de l'ennemi se comptaient en centaines de vaisseaux détruits quotidiennement. Mais sa flotte était comme celle de l'humanité : immense. L'affrontement consistait à détruire les vaisseaux, et à détruire ensuite les planètes qui produisaient les vaisseaux. Mais telles étaient les nécessités de la guerre. L'humanité éliminait des systèmes solaires entiers chaque jour. Les bombes nova allumaient dans le ciel de petites étoiles bleues qui immédiatement mouraient. Et l'ennemi reculait. C'était le premier temps, celui qui fut appelé ensuite le temps de la Victoire.
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Quand les premières défaites se produisirent, l'humanité refusa de comprendre que quelque chose avait changé. Elle gagnait depuis si longtemps que cela lui paraissait impossible. Les stratèges furent pris au dépourvu, leur science de la guerre leur avait jusque là donné un sentiment de parfaite invulnérabilité. Maintenant ils devaient affronter l'échec. Les grands soldats de plus en plus souvent voyaient leurs flottes se faire gravement blesser par l'ennemi ; ces créations divines se tordaient de douleur sous les coups, partaient en lambeaux comme des proies déchiquetées par les crocs d'un prédateur. Les vaisseaux de l'ennemi attaquaient, passaient entre les mailles, trouvaient les noeuds cruciaux, ces points que les stratèges cachaient avec rage. Alors, sa structure mise à nue, le réseau volait en éclats, et la bataille se terminait en désastre. Les stratégies, ces oeuvres si brillantes, si pures, semblaient à présent n'être que des constructions naïves, pleines de failles et de faiblesses où l'ennemi enfonçait ses griffes. Les choses avaient changé. Et ce fut un tournant dans la guerre. Les humains durent laisser du terrain à l'ennemi et des planètes furent évacuées par centaines, car Il voulait regagner les centres de production. Ce fut le temps de la retraite.
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Un jour, au cours de cette fuite, une chose impensable arriva. C'était pendant l'évacuation d'un système habité, l'homme avait disposé là une flotte de défense imposante, et les combats faisaient rage pendant que l'exode s'organisait. Et, alors que la bataille se terminait, alors que les hommes se retiraient du système, une partie de la flotte ennemie présente à cet endroit attaqua ses propres lignes. Quelques-uns des vaisseaux se ruèrent sur leur propre camp, et écrasèrent le reste de leurs flotte. Pendant les années qui suivirent, les hommes reprirent espoir, car de plus en plus souvent, l'ennemi avait à affronter ses propres vaisseaux. Souvent les batailles ne se faisaient plus entre deux, mais entre trois adversaires. Et l'humanité se mit à espérer, car elle regagnait du terrain, elle renforçait à nouveau son emprise sur l'univers. Mais ce temps passa. Il y eu de moins en moins de batailles dans les rangs de l'ennemi. Et les stratèges étaient confrontés à ceux qui avaient gagné cette guerre interne. Et ceux là étaient forts ; c'étaient eux qui, sans doute, avaient depuis le début gagné contre les hommes. Vint le temps de la Déroute, ou l'homme fut broyé comme une proie sans force sur tous les fronts. L'humanité fut ébranlée car elle savait que son adversaire ne lui laissait aucune chance.
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On ne sait pas qui eut l'idée qui permit d'écraser l'ennemi, son nom est à présent oublié. Peut-être furent-ils plusieurs à avoir la même pensée en même temps. Cette idée était de celles qui paraissent géniales parce qu'elles sont les seuls échappatoires à une situation désespérée. L'homme était confronté à plus fort que lui. La race humaine avait trouvé un prédateur qui lui était supérieur. Alors la race humaine devait devenir plus forte que ce prédateur. Elle devait s'adapter, grandir, devenir à son tour puissante et terrible. Vint le temps des mutants. On installa sur plusieurs planètes des émetteurs de radiations, colonnes bleutées à la couleur si caractéristique, qui irradiaient les populations de rayonnements mutagènes. Et naquirent des monstres. Ces planètes terribles ressemblaient à l'enfer. Ceux qui y vivaient n'y étaient plus que des caricatures d'êtres humains ; monstrueuses créations, pièces d'un plan qui les dépassait, ils traînaient leurs existences misérables, endurant leurs mutations physiques grotesques et répugnantes, ou mourant dans les souffrances de cancers foudroyants. Pendant plusieurs siècles, ces enfers produisirent des individus aux étranges talents, mais on attendait toujours ceux qui pourraient lutter, ceux dont les capacités mentales seraient telles qu'ils pourraient gagner face à l'ennemi. Un jour, enfin, on les trouva. Leur apparence aurait provoqué un sentiment de pitié infinie chez n'importe quel être humain ordinaire, mais leurs esprits étaient des étoiles ; ils pensaient et analysaient avec une facilité, une rigueur et une puissance qui dépassaient tout ce que pouvaient faire leurs créateurs. On leur apprit la stratégie spatiale, et ils devinrent les nouveaux stratèges. Alors pour la seconde fois naquit l'espoir.
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A nouveau, l'ennemi se faisait écraser à chaque fois qu'un des nouveaux stratèges dirigeait une flotte Humaine. Et les anciens soldats, voyant leurs élèves se battre si brillamment, comprirent que leur temps était fini ; à coté de ces nouveaux guerriers, ils n'étaient que des simples d'esprits.
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Maintenant, quand je relis ces lignes, je ne comprends pas comment nous avons pu être si naïfs, comment l'humanité a put imaginer survivre en modifiant son essence. Certains commencèrent à comprendre notre erreur quand nos propres vaisseaux nous attaquèrent, quand la création de l'homme, cette race mutante qu'il avait tant attendue pendant des siècles, commença à se rebeller contre son créateur. La certitude est là, je sais que nous serons détruits. Je sais que ces mutants ne sont pas des êtres humains. Nous avons voulu défendre notre espèce contre son prédateur, et pour cela nous avons créé une autre espèce dont nous ne sommes que le parasite. Ils n'ont pas besoin de nous, et ils nous élimineront. Peut-être cette erreur grossière était-elle inévitable. C'est ce que je me dis à présent, en regardant ces photos prises sur une planète ennemie. Images floues de citées en flammes, sur lesquelles on distingue sans ambiguïté d'immenses structures bleutées, à la lumière si caractéristique.