Lisa Eraser
Je ne sais pas vraiment pourquoi je n'ai pas très vite dit à mes visiteurs dans quelle confusion affolée me plongeait leur arrivée. Quand j'essaie d'y réfléchir, je me donne la justification, guère plus discutable qu'une autre, de l'attente pour confirmer la réalité d'une coïncidence tellement détaillée que je ne voulais pas y croire. Le fait est tout simplement que j'ai attendu un bon moment avant de mettre les pieds dans le plat. Et il n'en est résulté, bien sûr, aucun soulagement.
Il se faisait dans les quinze heures quand ils avaient sonné à ma porte. J'étais occupé à lire sans grande conviction le bulletin mensuel d'une association de physiciens dont je faisais partie et j'ai accueilli avec un soupçon de satisfaction cette interruption d'une activité trompe-ennui qui ne trompait pas grand chose. J'ai traversé en trois secondes ma petite salle de séjour en me demandant quelle variété de représentant plus ou moins tenace j'allais affronter. Ils étaient deux qui attendaient devant la porte de la maison en arborant des airs presque neutres dépourvus des habituels sourires artificiels de commande.
C'est une femme qui se tenait le plus près de moi et j'ai tout de suite pensé qu'elle devait diriger les opérations. Elle avait dans les quarante ans. Plutôt belle sans chercher à le paraître trop et habillée avec simplicité. Me regardant bien en face mais sans apparence d'agressivité commerciale. D'emblée je lui accordais un bon point pour sa façon de se présenter. Son compagnon était plus jeune, peut être la trentaine, en costume décontracté passe-partout. Il n'arrivait pas à donner à son visage l'expression affable qu'arborait sa collègue. Il fallait bien que quelqu'un commence par dire quelque chose, aussi j'ai prononcé un bonjour standard à souhait puis j'ai attendu. Naturellement c'est elle qui à pris la parole.
- Vous êtes monsieur Duchemin ?
- François Duchemin pour vous servir.
C'est alors que les événements ont commencé à prendre une tournure surréaliste. Pourquoi ? Je crois qu'il est plus illustratif de l'introduire un peu plus tard tout comme ça a été révélé à ces deux interlocuteurs. Elle s'est présentée.
- Commissaire Briaud de la DST. Et voici mon collègue, l'inspecteur Durat. Nous souhaiterions avoir un entretien avec vous. Avez-vous le temps de nous recevoir ?
Malgré le flot d'adrénaline que cette entrée en matière aux relents de déjà vu avait libéré, je crois avoir été assez sobrement naturel en leur disant que je ne faisais rien de spécial et en les invitant à entrer. En leur tenant la porte, j'ai noté avec amusement une pensée qui me venait au sujet du ménage que j'avais fait le matin même et du bon aspect que devait avoir la pièce. La pittoresque bouffée de contentement qui en résultait m'a aidé à retrouver mon calme.
Sur mon invite ils se sont assis sur le canapé et j'ai pris place en face d'eux sur le vieux fauteuil bas que j'affectionne. Elle a continué à faire les frais de la conversation.
- Vous voulez voir nos cartes ?
Je n'y avais pas songé et je l'ai dit en ajoutant un " pourquoi pas ?" qui traduisait bien le peu de doutes que je nourrissais quant à leur qualité. Je me sentais tout à fait convaincu, et pour cause, qu'ils étaient bien ce qu'ils disaient. Ils m'ont montré leurs plaques que j'ai examinées sans trop de hâte mais sans trop traîner et sans chercher à les saisir puisqu'il paraît qu'on n'a pas à le faire. Je me suis déclaré satisfait. Puis je les ai regardés avec l'air expectatif de rigueur.
- Avez-vous une idée de ce qui nous amène ?
J'en avais bien une. J'en avais même une énorme mais, comme je l'ai déjà dit, j'ai préféré attendre en jouant les ignorants. Mon " Pas du tout " a été conforme à ce que je devais répondre. Mon interlocutrice a adopté le mode d'interrogatoire patient et convivial.
- Vous êtes spécialisé en physique radiologique.
- En étant un peu puriste on pourrait dire que j'étais ainsi spécialisé. J'ai pris ma retraite il y a quelques mois. Mais je conserve mes connaissances et peut-être même mon numéro d'agrément au ministère.
- Est-ce que vous avez encore quelques activités en relation avec les rayonnements ?
- Bien sûr. Je bricole avec l'Ecole d'Ingénieurs locale où je fais quelques interventions pour des cours et surtout pour des études techniques à but industriel. On y retrouve des projets qui impliquent des sources d'énergie inconnue. La conversation a tourné sur ce sujet pendant quatre ou cinq paires de questions/réponses qui n'ont pas beaucoup fait avancer les choses. Puis elle en est venue à l'attaque directe.
- Le sigle LGDR, ça vous dit quelque chose ?
- Naturellement, comme à tous mes confrères. Le Laboratoire de Gestion des Déchets Radioactifs. Je leur ai passé il y a peu un mail pour recevoir le nouveau catalogue des sites de déchets. Ils me l'ont envoyé presque plus vite que je le leur avais demandé.
- C'est le seul échange que vous avez eu avec eux ?
- Pas tout à fait. J'ai vu qu'ils répertoriaient quelques emplacements de mines d'uranium et de décharges de résidus d'exploitation. J'en avais connu un près de la Chaise Dieu, dans la Haute Loire et il n'était pas mentionné sur leur ouvrage. Je leur ai signalé ce que j'en savais. J'ignore si ça présentait un quelconque intérêt.
- Qu'est-ce qui vous a incité à faire ce signalement ?
- Simple. Quand j'étais allé prospecter sur le tas de déchets, j'avais récolté un échantillon de minerai. Petit mais qui émettait des crachotements dans le compteur Geiger que je m'étais bricolé à l'époque. Je me suis dit que, s'il y avait émission de rayonnements, Le LGDR pouvait peut être s'intéresser à ce tas de cailloux et l'inclure dans ses fiches. Pendant tout cet entretien, elle m'avait bien regardé en face, probablement pour scruter mes réactions. Personnellement, je partageais mes coups d'œil entre elle et son comparse dont le regard se promenait un peu partout sur nous et dans la pièce. Elle a laissé couler quelques secondes avant de reprendre.
- C'est justement de cette mine que nous voulions parler, Monsieur Duchemin. Il y avait maintenant trop de coïncidences, alors j'ai décidé de brûler mes vaisseaux. Je ne sais pas si c'était le meilleur moment mais je ne me sentais pas capable de continuer à supporter tout seul la tension que suscitait cette situation surréaliste. J'ai tendu la main pour lui faire entendre que je souhaitais parler sans qu'elle intervienne.
- Je crois que nous allons effectivement échanger pas mal de choses. Mais avant je vais vous montrer un document. Quand vous l'aurez lu, j'ai idée que vous allez me poser beaucoup de questions. Pas celles que vous aviez prévues, si je vois juste, mais beaucoup en tout cas. Pour la première fois, l'inspecteur a verbalisé ses pensées.
- Et vous y répondrez ?
- Je ferai de mon mieux mais depuis quelques minutes je m'en pose moi aussi une foule. Et je ne peux pas dire que je trouve autant de solutions satisfaisantes... Quand je me suis levé, ils ont eu simultanément une ébauche de geste pour se redresser comme s'ils craignaient que je m'enfuie. Elle a pourtant gardé son ton calme pour me demander :
- Qu'est-ce que vous voulez faire ?
- Simplement imprimer un fichier. Ce sera plus facile à lire que sur l'écran. L'ordinateur était allumé. J'ai l'habitude de le lancer le matin et de ne plus l'arrêter jusqu'au moment où je me couche. J'ai donc pu très vite appeler le texte en question et commander l'impression. C'était un début de nouvelle qui ne comportait encore que six pages. Je les ai remises en ordre de lecture et les leur ai tendues.
- Voilà le manuscrit. Prenez votre temps, j'en profiterai pour faire du thé.
Si ma maisonnette possède une chambre bien séparée du reste, par contre la cuisine est incluse dans un coin du séjour. Ils pouvaient garder l'œil sur moi pendant que je préparais la boisson. Au moment où je finissais de mettre l'eau à chauffer, j'ai tourné la tête vers eux. Juste à cette seconde elle a interrompu sa lecture pour me regarder. Elle avait le visage durci mais aussi une sorte d'expression d'inquiétude. Nous n'avons rien dit. Je me suis occupé des sachets d'infusion et elle a replongé dans les feuillets.
Rassembler les tasses, sucre et autres cuillères sur le plateau a pris un certain temps. Quand je suis revenu pour poser le tout sur la table basse, ils avaient fini. La commissaire Briaud avait repris sa posture précédente mais elle me fixait avec une intensité presque douloureuse. L'inspecteur Durat était aussi figé qu'elle et, en travers de ses genoux mais bien en main, il tenait un pistolet automatique. J'ai eu la brève pensée qu'il était tendu à un degré que j'avais sous estimé en l'attribuant à son caractère naturel. J'ai quand même posé mon fardeau sans rien renverser puis je me suis rassis. Il fallait que quelqu'un parle et c'est encore moi qui ai commencé.
- Voilà. Vous avez lu ce bout de texte. Dans les deux premières pages, vous avez trouvé grosso modo le récit des premières minutes que vous et moi venons de passer à discuter. Après ça a changé et ça a sûrement une signification. Je voudrais pourtant vous demander une confirmation ou infirmation. Dans cette seconde partie il est écrit que mes deux visiteurs me font part d'une histoire énorme, rocambolesque pour reprendre un adjectif que j'y ai placé : ils prétendent que le LGDR n'a pas réussi à trouver trace, dans les archives du CEA, de cette petite mine que j'avais signalée et encore moins de ce qu'on aurait pu en tirer. Est-ce que c'est vraiment ce que vous alliez me dire ?
Durat a réagi avant qu'elle ait pu intervenir.
- Vous n'avez pas à poser de questions, surtout après ce coup là !
Sa collègue lui a posé la main sur l'épaule pour le modérer.
- Monsieur Duchemin, je peux répondre sur ce point. Oui, c'est ce que nous allions vous dire. Mais je suis d'accord avec l'inspecteur pour exiger des explications. D'abord, vous nous attendiez ?
- C'est là que ça commence à coincer. Je peux vous donner quelques explications mais ce ne seront jamais que les moins importantes. Si je n'en fais pas plus, ce n'est pas faute de le vouloir mais simplement parce que je tâtonne autant que vous. Je vais commencer par l'origine de ce texte. Vous voulez bien ?
Elle a hoché la tête sans rien dire et je m'y suis mis.
- Après l'envoi du second mail au LGDR, je me suis mis à gamberger. ça m'arrive souvent, peut être parce que je vis seul et que j'ai pris l'habitude de meubler comme ça ma solitude. J'ai imaginé une histoire d'abord très informe où l'Agence me répondait précisément que cette mine n'avait jamais existé et que je devais faire erreur. Je me souviens qu'alors, dans mon fantasme, je téléphonais à la mairie de la Chaise Dieu et que la secrétaire se rappelait fort bien le temps où on exploitait ce site. Je n'en suis pas arrivé au stade où je m'imaginais expédiant au LGDR un nouveau message expliquant fièrement que c'étaient eux qui se gouraient, parce que j'ai changé de scénario. La disparition pure et simple des références d'un gisement d'uranium était une chose assez grave pour justifier plus qu'un courrier électronique intrigué de la part des gestionnaires de déchets. C'est là que j'ai carrément inclus la DST dans mon histoire. L'idée d'être cuisiné par une paire d'enquêteurs a dû être induite par le petit fond de paranoïa que je trimballe comme tout le monde. J'avais déjà admis que je tenterais de jeter ce récit sur le papier ou plutôt sur l'ordinateur. C'est une fin assez fréquente pour mes rêveries et je peux vous sortir quelques centaines de pages résultant d'autres fantasmes très divers. Arrivé à ce stade, il fallait que l'histoire se tienne bien. Je n'aime pas les nouvelles bâclées. Donc je comptais étoffer l'intrigue qui manquait un peu de substance. On devait soupçonner une raison à cette perte des archives. J'ai donc imaginé le détail de la disparition de la production du site et des lacunes dans les quantités de minerai extraites dans d'autres filons de France et de Navarre. ça conduisait tout droit à une ténébreuse filière de détournement de matériaux stratégiques sur laquelle les deux enquêteurs se penchaient, d'abord officiellement puis de façon nettement clandestine quand ils constataient qu'on leur mettait des bâtons dans les roues de toutes parts. Entre autres recherches, ils venaient en cachette me rendre visite, d'abord parce que mon mail leur avait été transmis par l'Agence parmi d'autres signalements mais surtout parce que ma profession était beaucoup plus impliquée dans les affaires de radioactivité que celles des quelques autres minéralogistes amateurs qui avaient comme moi signalé des emplacements d'extraction passés à la trappe. J'ai tapé tout ça.
J'y ai ajouté la suite de la discussion dans laquelle je me mettais à réfléchir avec mes visiteurs sur les méthodes de détournement qui avaient pu être employées. Puis je me suis arrêté là. Je n'avais pour l'instant plus d'inspiration. En plus je trouvais que j'avais dessiné une situation bigrement compliquée et que j'allais avoir du mal à lui donner une suite logique. Depuis, j'y pense de temps en temps mais les idées ne se pressent pas au portillon. Je me suis arrêté. Il n'y avait pas à entrer dans les détails, sauf s'ils me le demandaient. Pour l'instant je m'attendais surtout à ce qu'ils repoussent tout ce que je venais de dire en bloc et c'est bien ce qui s'est produit. Ils ont commencé par prendre la parole en même temps puis l'inspecteur a laissé l'initiative à sa supérieure.
- C'est très bien de nous préciser que vous avez tout mijoté dans votre imagination mais qu'est ce qui nous le prouve ?
- Je ne vois pas quel autre scénario on pourrait avancer.
Cette fois-ci c'est lui qui a enchaîné.
- J'en vois un très simple : vous êtes en étroite relation avec les gens que nous sommes en train de débusquer. Ensemble, vous avez monté cette histoire de nouvelle inventée de A à Z pour nous déconcerter ou d'autres raisons que vous allez nous expliquer. ça se tient, non ? Je me sentais d'un seul coup bien fatigué. De toute évidence, mes interlocuteurs étaient sur les nerfs parce que, les jours passant, leur aventure prenait une envergure de plus en plus affolante. Actuellement ils ne se faisaient plus des remarques simples qui leur auraient sauté aux yeux auparavant. Malgré l'inquiétude que je ressentais moi aussi, je devais prendre le relais sinon ça allait déraper.
- Monsieur Durat, dans votre analyse, comment expliquez-vous que j'aie prévu assez précisément la façon dont se déroulerait une bonne partie de notre entretien ?
- Mais c'est très simple ! Vous saviez à l'avance sur quels sujets nous allions vous interviewer. C'était un jeu d'enfant que d'écrire un scénario où vous mettiez des phrases qui y avaient trait.
Elle a enchaîné avec moins de véhémence.
- Vous pouvez donner une réponse à ça ?
- Eh oui... Le souvenir des questions et réponses que nous avons émises et celui de votre lecture sont assez frais pour que vous me disiez si elles correspondaient bien ou mal, au mot près ou pas, avec mon texte. Alors ?
Elle a admis sans hésiter que ça cadrait quand même pas mal.
- Il y a des suites de mots qui sont comme décalquées. Par contre on trouve à côté de ça des dissemblances considérables.
- Je sais et il va falloir que nous nous penchions dessus parce que ça me tracasse aussi. Mais pour l'instant revenons aux ressemblances. Vous avez prononcé le mot juste : " décalquées ". Quand il s'agit de quelque chose que j'ai émis, ne le prenons pas en compte parce que, comme dit votre collègue, je peux avoir préparé mon discours à l'avance. Mais certaines de ces suites ont été prononcées par vous sans que j'aie simplement suggéré dans ma formulation la façon fine dont vous alliez réagir et répondre, n'est-ce pas ?
- C'est exact, dans trois ou quatre cas au moins.
Sa manière angoissée de me fixer avait disparu. Maintenant elle semblait à nouveau d'attaque et prêtait une attention aiguë à mon raisonnement. Je pense qu'elle était requinquée par l'éventualité qu'un nouveau personnage vienne se pencher avec eux sur leur problème. Je n'étais pas assez naïf pour supposer qu'elle avait totalement changé de point de vue jusqu'à me faire entièrement confiance mais en tout cas elle m'écoutait. De mon côté je me sentais soulagé qu'elle le fasse. J'ai donc continué.
- ça n'a l'air de rien si on n'approfondit pas, mais ces quelques phrases accumulent une grande quantité de coïncidences. Trop pour que ça puisse être préparé à l'avance. Il y a autre chose. Durat n'avait pas encore saisi la finalité de mon raisonnement. La fatigue devait y être pour pas mal avec la peur qui composait leur lot quotidien depuis je ne savais combien de temps. Il a de nouveau réagi agressivement.
- J'ai l'impression que vous essayez de noyer le poisson ! Je me fous des vos coupages de cheveux en quatre au sujet des dispositions sujet-verbe-complément ! Ce qui compte dans tout ça c'est que vous attendiez notre venue et je veux savoir pourquoi et comment ! Pour la seconde fois elle lui a posé la main sur l'épaule et il s'est calmé, un peu comme si il se dégonflait au sens physique du terme. Il était vraiment à cran et j'avais intérêt à en prendre compte au quart de tour. Elle a dit :
- Attends, Marc. Je crois qu'il a mis le doigt sur un truc important.
J'ai laissé passer deux ou trois secondes pour que le reflux de la tendance à l'explosion se fasse.
- Monsieur Durat, je ne peux pas vous donner la solution de tout ça. Je ne la connais pas. Je me contente de souligner un indice. Vous raisonnez en travaillant sur la signification globale de notre discussion et de mon document. Je veux, moi, voir cet ensemble comme le physicien que je suis, alors je regarde ces coïncidences entre des trains de mots qui peuvent dépasser la douzaine d'éléments en se superposant impeccablement. Je réfléchis en termes de probabilités. Celle qu'on trouve dans votre discours un seul même mot que dans mon texte est pratiquement égale à un. Rien à souligner dans ce cas très simple. Par contre celle de trouver quelques dizaines de mots identiques commence à devenir faible même si le sujet évoqué appelle certains termes. Puis on passe à celle qu'ils soient disposés exactement de la même façon et là je ne parlerai plus de probabilité mais d'improbabilité. Et s'il faut river le clou, rappelez vous que ces phrases sont en plus réparties dans le même ordre au cours des conversations réelle et imaginée. De ce coup-ci, le mot " impossible " devient le plus indiqué. Je craignais d'avoir été trop académique dans ma démonstration mais ce jeune homme avait oublié d'être un imbécile et il avait des sursauts pour surmonter la fragilité émotionnelle induite par ses aventures. Il a quand même continué à pratiquer l'attaque.
- C'est bon. Je reconnais que c'est troublant mais je ne démords pas que la nouvelle a été écrite avant et que ça semble avoir été fait en nous attendant.
- Je ne peux pas répondre oui ou non à ça. Après les constatations que je viens de détailler, toutes les hypothèses sont possibles. Et pourtant on ne peut pas dire vraiment ni que le texte a copié les paroles ni l'inverse. Ils sont identiques simplement et du coup nous sommes vous et moi à mettre dans le même sac. Mais l'affaire va plus loin.
- Comment plus loin ?
- D'abord le fait d'admettre ma constatation sur les probabilités valide aussi mes phrases écrites ou prononcées et leurs coïncidences, ce qui renforce mon raisonnement. Ensuite il ne faut pas nous contenter de prendre acte de ces identités. Il faut nous demander pourquoi elles existent, ce qui les a causées. Et là je suis dans le noir complet.
Il a serré ses mains sur ses tempes.
- Bon dieu ! Je commence à avoir mal à la tête.
Elle est intervenue avec à propos.
- ça ne serait pas idiot de changer de sujet pendant au moins un moment. Si on parlait des différences ?
J'ai hoché la tête.
- Bonne idée. Il y en a une de taille que nous avons tous vue : dans mon récit, on ne trouve aucune trace de l'histoire entrée sur l'ordinateur. Mais je ne vois pas ce qu'on pourrait en tirer. Il y en a une autre qui concerne le prénom de monsieur Durat. Je lui avais attribué celui de Jacques alors que vous venez de l'appeler Marc.
- C'est aussi valable pour le mien. Vous avez choisi Karine alors que je me prénomme Lisa.
J'ai grogné.
- ça nous fait une belle jambe ! Jusqu'ici je n'ai jamais connu de Jacques ou Karine qui mérite d'être corrélé à notre histoire. Le dernier Marc dont j'aie le souvenir est sorti de ma vie il y a plus de dix ans et je n'ai jamais fréquenté aucune Lisa. Vous voyez d'autres dissemblances flagrantes ?
Non. Ils n'en voyaient pas. Entre temps, lui avait remis son arme dans son étui sans faire de commentaire. Nous avons laissé s'égrener quelques instants sans rien verbaliser, dont j'ai profité pour servir du thé qu'ils ont accepté sans chichis ni sans manifester une quelconque méfiance. Il semblait que les deux ou trois minutes qu'avaient meublé nos derniers échanges avaient établi une sorte de consensus entre nous. Nous n'en étions pas arrivés à une association inconditionnelle, certes non. Mais nous avions admis que nous nous trouvions des problèmes communs et que nous pouvions tenter de les résoudre ensemble. Tout en continuant à nous surveiller, bien sûr. Une pensée m'a traversé l'esprit.
- Au juste, vous avez mangé ?
- Pourquoi demandez-vous ça ?
- Parce que vous avez l'air d'une personne qui ne se préoccupe pas beaucoup de ce qu'il mange ni quand il le fait !!!
Elle me considérait comme quelqu'un dont les pensées étaient ailleurs et qui a du mal à en revenir.
- Nous avons pris un sandwich dans le train, quelque part dans la matinée.
- J'ai du jambon cru, du fromage et des fruits. ça ne vous fera pas de mal de vous remplir l'estomac avant de recenser quelles nouvelles questions vont nous tomber dessus quand nous continuerons à réfléchir. C'est un peu farfelu de vous le proposer après le thé mais je n'y avais pas pensé jusque là. J'ai mangé très légèrement à midi. Je vous accompagnerai.
Ils se sont entreregardés avant de se retourner vers moi en acquiesçant avec une simultanéité touchante. Visiblement, la situation dans laquelle nous nous trouvions avait bien émoussé les traditionnels réflexes de réserve qu'on leur avait inculqués. Je me suis dit qu'à leur place je n'aurais pas été plus circonspect qu'eux. Avec le panachage de mauvais sommeils écourtés, de déplacements effectués à la hâte sans souci du confort et les repas au lance-pierres qui devaient être leur quotidien depuis je ne sais combien de temps, ils avaient des excuses.
Je suis revenu au coin cuisine. Durat s'est levé en disant à sa collègue de rester assise et m'a demandé ce qu'il pouvait faire. Je lui ai collé dans les mains trois assiettes et les couverts puis, pendant que je décrochais le jambon, je lui ai dit que le fromage était dans le frigo et le pain au dessus. Une demi douzaine de minutes plus tard nous nous sommes retrouvés autour de la table basse sur laquelle il n'y avait plus guère de place libre. Une bouteille de vin corse encore aux trois quarts pleine avait mobilisé le dernier décimètre carré. Tacitement, nous avons relégué toute velléité de discussion à un peu plus tard. Sur ce le téléphone a sonné et, du coup, un retour de tension a assombri l'ambiance un peu plus calme qui s'instaurait. Nous avons tous les trois eu le même geste pour fixer l'appareil d'un air inquiet. J'ai décroché en mettant en route le haut parleur pour qu'ils bénéficient de toute l'information.
C'était en fait un de mes élèves d'une étude technique laquelle, par chance, ne portait pas sur un matériel impliquant des radiations. Il voulait savoir comment évaluer la quantité de lumière issue d'un stroboscope et s'emmêlait un peu les pinceaux dans les unités américaines de photométrie. En scrutant ma bibliothèque, j'ai déniché un " Que sais-je ?" où un superbe tableau de correspondances résolvait le problème. J'ai proposé de lui envoyer un mail avec l'image scannée des pages en question. Quand il a eu raccroché, j'ai procédé tout de suite à cette opération. Mes hôtes ont suivi l'affaire avec un intérêt non feint. Durat a questionné sur le ton de la conversation courante :
- ça doit vous éviter pas mal de déplacements, de les piloter à distance ?
- Surtout ça fait gagner beaucoup de temps quand la recherche de solutions est urgente. Mais je tiens quand même avec obstination à des réunions régulières avec les binômes ou trinômes qui suivent ces projets. Rien ne remplace encore un bon contact humain et de parler en faisant des gestes avec les mains.
Cette diversion nous a finalement donné un sujet de conversation tout à fait étranger à nos préoccupations et c'était bien. Ils m'ont fait parler de mes activités sans que ça ressemble à un interrogatoire. Puis nous avons bifurqué sur mon précédent travail dans un hôpital. Nous avons ainsi pu mettre à mal les victuailles dans une atmosphère pas trop crispée. En fait, ils étaient littéralement affamés et je me suis demandé si l'histoire du sandwich dans le train était vraie. Puis j'ai proposé du café au cas où il ne ferait pas trop double emploi avec le thé. Pour la première fois elle a souri sans contrainte.
- Si j'avais osé, j'en aurais même réclamé tout à l'heure à la place.
J'ai dit que j'aurais dû y songer et me suis attelé à réparer cet oubli.
Nous étions naturellement conscients que cette pause présentait un caractère artificiel et qu'elle n'avait d'autre utilité que nous laisser souffler un peu avant d'affronter à nouveau le déluge de stress qui nous était échu depuis une heure et demie aux erreurs d'expérience près. J'ai toujours été fasciné par cette aptitude dont dispose l'espèce humaine de faire des coupures parmi ses préoccupations du moment avec le souci de maintenir le minimum d'équilibre psychologique indispensable à la survie. La susdite fascination tient surtout à l'ingéniosité que met en œuvre n'importe quel individu - notez bien l'expression " n'importe quel ", je la maintiendrai la tête sous le couperet - pour dénicher des solutions acrobatiques à ses paradoxes du moment. On y découvre une débauche de pensée combinatoire dont l'ensemble des maîtres à penser de la planète aurait tout lieu de s'y intéresser, ne serait ce que pour mieux connaître qui il y a en face de lui parmi l'humanité dite moyenne.
Nous avons atteint la fin de la récréation quand il n'y a plus eu à manger ou boire. Après quelques secondes de silence pendant lesquelles nous nous sommes regardés en silence, il a pris l'initiative du retour au charbon.
- Bon. Il va bien falloir qu'on s'y remette.
Sans en avoir pris verbalement la décision, nous nous sommes penchés sur la seconde partie de mon texte. Je m'y étais attribué une intervention assez valorisante au cours de laquelle je faisais des hypothèses sur la façon dont les voleurs d'uranium s'arrangeaient pour détourner leur larcin. Autant citer ce morceau de bravoure.
- Pour tâcher de comprendre comment ils ont fait, on peut se baser simplement sur les états par lesquels passe le produit depuis le moment où il est extrait. On le trouve d'abord sous la forme de cailloux comportant un peu de minerai et beaucoup de roche sans intérêt. Tout ça devait prendre le train. Le détournement peut s'effectuer dès ce stade. Les voleurs disposaient de beaucoup de pouvoir, nous en sommes conscients. Entre autres ils devaient être capables de faire transiter les wagons par quelque petite gare de triage où ils changeaient tout simplement le nom de la marchandise et, bien sûr, de destinataire. Une fois qu'un chargement est déclaré comme " ballast ", on le fait aller où on veut. C'est à mon sens la procédure la plus simple et la moins risquée. Par contre elle implique qu'on achemine ensuite la camelote vers une usine de traitement clandestine et là ça devient autrement plus délicat. Seconde hypothèse : pour éviter de se doter de l'usine en question, on peut laisser les cailloux atteindre le centre d'extraction légal. Le prélèvement s'effectuera quand on disposera d'uranium en mélange : un petit peu de radioactif et beaucoup d'inerte. L'avantage réside dans le volume de produit à faucher, qui est devenu d'un coup bien plus faible, l'inconvénient dans le fait que la surveillance de l'uranium affiné est nettement plus sérieuse que celle du minerai. Enfin on peut placer par honnêteté l'hypothèse d'un détournement direct d'uranium radioactif après centrifugation etc. mais je n'y crois pas autant. En effet, si le volume s'est encore fortement réduit, la surveillance à ce stade vire carrément à la parano et en plus la marchandise rayonne tant qu'elle peut et il faut prendre des précautions dingues de radioprotection.
Mes visiteurs ont apprécié et loué mon sens de l'analyse technique et j'ai modestement répondu qu'on obtiendrait sûrement bien mieux en cuisinant un spécialiste en métallurgie de l'uranium. Puis elle s'est questionnée sur l'option de la petite usine clandestine et les moyens éventuels de la repérer. Est-ce que j'avais une idée là dessus ? J'avais...
- Je me base sur la possibilité - que je crois très probable - que cette opération exige certains produits chimiques caractéristiques de ce traitement. Ils devaient être fournis en quantité non négligeable par des fabricants qui n'étaient pas très nombreux. En suivant dans leurs archives les mouvements de ces produits lors de la période considérée, on aurait de bonnes chances de savoir chez qui ont été faites des livraisons qui posent question. Vous devez pouvoir vous renseigner rapidement.
Elle m'a fixé avec un pauvre sourire en me rappelant que désormais leur enquête était clandestine et donc dépourvue des solides moyens habituels. J'ai dit merde puis je me suis tu en cogitant furieusement mais vainement et en lorgnant sans les voir les reliefs de notre lunch. C'est à cet instant que toute une série d'associations d'idées m'a ramené au moment de crise qui avait résulté de l'impression de mon ébauche de nouvelle. Dans les échanges qui avaient suivi nous avions fait totalement l'impasse sur une vraie recherche d'explication dont je percevais maintenant une solution possible. J'ai conscience d'avoir écarquillé les yeux puis de m'être mis à faire une sale gueule en massant mon front avec ma main comme pour aider les idées à mieux sortir. C'est la voix de la commissaire qui a interrompu le cours de mes pensées.
- On dirait que quelque chose vous est venu à l'esprit.
- Oui. J'ai une inspiration mais elle ne me plaît pas du tout.
- Au point où on en est, autant la partager.
J'ai encore un peu hésité en me demandant s'ils n'allaient pas me croire irrémédiablement fou. Dans un premier temps au moins, c'est ce qu'ils penseraient brièvement. Puis, je me suis jeté à l'eau.
- C'est cette coïncidence de nos paroles et de mon texte qui continue à me tracasser. ça s'expliquerait très vite s'il existait des machines à voyager dans le temps mais moi en tout cas je n'en connais pas. Alors il ne reste qu'une solution : consciemment ou pas nous connaissions, vous comme moi, ces phrases avant que je les aie écrites et, bien sûr, avant que nous les prononcions.
J'ai choisi de faire une pause pour leur laisser l'occasion de parcourir le chemin que j'avais déjà suivi. Elle a haussé les épaules en marmonnant que ça ne tenait pas debout. Lui, à en juger d'après son expression, a commencé à saisir et il a pris tout de suite le parti de nier.
- C'est impossible ! On n'est pas dans les X Files !
- Pas pour de vrai mais ça y ressemble trop à mon goût. Je vous détaille brutalement mon hypothèse : le groupe que vous essayez de débusquer savait que vous étiez sur sa piste. Il savait aussi que vous viendriez me voir après que l'LGDR vous ait avertis. Ils ont décidé de vous mettre des bâtons dans les roues et ils se sont arrangés pour nous envoyer à tous les trois un excellent hypnotiseur. Ma merveille littéraire tout comme vos questions et vos commentaires sont les résultats de la manip : des suggestions post-hypnotiques.
Ils se sont mis à parler en même temps. Non, pas à parler mais à crier et je comprenais bien cette réaction. Ils se trouvaient face à une éventualité tellement affolante qu'ils se réfugiaient instinctivement dans un rejet aigu. Ils se sont d'ailleurs très vite calmés pour tenter d'argumenter. Il était le plus troublé et c'est donc lui qui m'a apostrophé avec le plus de véhémence.
- Vous n'allez pas me dire que vous croyez à ces foutaises ?
- Arrêtez un peu avec vos indignations superstitieuses ! L'hypnose est une technique bien réelle qu'on utilise depuis des décennies en psychiatrie et ailleurs. Je suis même convaincu que vos psychologues ne crachent pas dessus quand ça peut leur servir. J'ai vu ces méthodes à l'œuvre autrefois chez une thérapeute de mes amies et, tout physicien que je sois, porté sur les équations rigoureuses et les câblages bien concrets, j'ai constaté une chose : ça marche. Alors au lieu de couiner, vous feriez mieux de tenir compte très vite de cette nouvelle arme de vos adversaires. Moi en tout cas, c'est ce que je vais faire.
- Enfin ! On ne peut pas hypnotiser n'importe qui comme ça...
- On dirait que si. Maintenant si vous imaginez une autre explication à nos emmerdements, filez la moi vite parce que ça me soulagera beaucoup.
- Vous savez bien que je n'en ai pas mais... Je veux dire... Oh Putain !
La phrase s'est achevée dans un soupir qui résumait sobrement son complet désarroi. Ses yeux ont cherché de l'appui ou du secours auprès de sa collègue. Elle n'avait pas l'air plus épanouie que lui mais elle faisait d'efficaces efforts pour maîtriser son début de panique personnel.
- Monsieur Duchemin, vous vous rendez compte que cette hypothèse peut impliquer des conséquences autrement plus vastes que nos ressemblances de phrases. J'avais jusqu'ici gardé mon sang froid, même si c'était au prix de quelques contorsions mentales. Là, après avoir dû faire face à leurs réactions successives, je commençais à avoir besoin de décompenser. C'est ce que j'ai fait de manière agressive en allant droit aux conclusions les plus stressantes qui me venaient à l'esprit.
- Puisque vous le dites de façon si académique... Bon, soyons clairs. Si j'ai raison, on peut jeter le doute sur tout ce que vous avez fait concernant cette affaire. On peut le jeter aussi sur le rôle que j'y joue. En étant logique, on peut d'ailleurs se demander si l'hypnotiseur en question n'est pas l'un de nous.
- Arrêtez ! Vous continuez comme ça et nous n'allons plus oser faire un geste ou prononcer un mot.
- Excusez moi. Je ne souhaitais pas mettre la pagaille. Simplement moi aussi je suis à cran.
Pour lors, Marc Durat a refait surface.
- Attendez un peu. Il y a quelque chose que je ne comprends pas du tout : pourquoi auraient-ils eu recours à une procédure tellement biscornue ? Je veux dire qu'ils pouvaient aussi bien nous commander d'oublier ou alors nous convaincre qu'il n'y avait rien d'intéressant dans le fil qui nous conduisait à vous. ça aurait quand même été plus simple, non ?
Le bougre avait raison. Nous avons médité là dessus en échangeant des regards perplexes. Comme rien ne venait, elle m'a sollicité.
- ça ne vous inspire pas une idée de derrière les fagots ?
- J'en ai bien une petite mais je ne la trouve pas géniale. Elle revient à dire que, si on contemple la confusion dans laquelle ils nous ont plongés, on peut admettre qu'ils ont réussi leur coup. Mais ils auraient effectivement pu faire plus sobre.
- A moins qu'ils n'aient un certain sens de l'humour.
- Avec pas mal de sadisme dans ce cas...
Il se faisait maintenant dans les dix huit heures. Elle a lorgné sa montre et commenté qu'ils n'allaient pas rester encore très longtemps. Nous ressentions pourtant le besoin de conclure toute notre confrontation par autre chose que le constat de dépendance auquel nous venions de nous heurter. Malgré que ce soient eux les enquêteurs et en tenant compte aussi de l'ambiance de collaboration qui s'était un petit peu instaurée, je me suis hasarder à suggérer :
- Nous devrions quand même convenir de ce que nous allons faire, soit estimer que tout est foutu et laisser tomber ou alors décider que nous continuons à chercher.
- Qu'est ce que nous risquons à continuer ?
- Si ça les agace trop, qu'ils recommencent en mieux de façon à nous détourner pour de bon de leur chemin. En passant, nous pourrions essayer de réfléchir à quel moment et dans quelles circonstances est intervenu l'hypnotiseur. J'ai reçu le catalogue de l'LGDR lundi de la semaine dernière. J'ai envoyé mon mail fatal le jour même. J'ai commencé à taper ma nouvelle le jeudi comme le montre la date du fichier d'ordinateur. Tout ça signifie qu'ils ont agi sur moi le mardi ou le mercredi. Une fois que je me sentirai plus calme, je tâcherai de reconstituer mon emploi du temps de ces deux jours. Vous pouvez en faire autant. On verra bien ce qui en sortira...
- En fait, il faudrait que nous passions encore plusieurs heures à discuter tous les trois mais nous devons vraiment partir. De quoi est-ce que nous pouvons parler pendant dix minutes ?
- Je vous demanderais bien si vous êtes seuls, tous les deux, à tenir ce tigre par la queue mais vous allez me rétorquer que je n'ai pas à le savoir.
- Au point où tout ce que nous faisons est connu de l'équipe adverse, à quoi bon garder un secret de polichinelle, même si vous étiez l'un d'eux ? Au total nous sommes quatre sur le coup, pas plus. A quoi pensiez-vous en le demandant ?
- Vous devriez tester rapidement les deux autres pour estimer s'il ont eu droit eux aussi à une séance de suggestion.
- Bien sûr. Dites donc, vous n'avez pas l'air de croire très fort que nous avons des chances d'arriver à un résultat.
- ça dépend de ce qu'on appelle un résultat. Si nous nous montrons assez fouille-merde malgré leur tentatives de déstabilisation, peut être vont-ils nous proposer une place intéressante dans leur mafia.
Ils ont fini par partir. Je suis resté sur le pas de la porte jusqu'à ce que leur petite voiture ait tourné le coin de la ruelle. Je n'ai pas poussé le sens du mélo au point d'en relever le numéro. Puis j'ai réintégré mon séjour. Bizarrement, je me demandais si je réussirais à retrouver la tiède ambiance de farniente qui avait caractérisé le début de l'après-midi. C'était évidemment hors de question.
Je ne pouvais pourtant pas me résoudre à poursuivre mes inductions et déductions sur l'invraisemblable guêpier dans lequel je me voyais fourré. Je pense que j'avais peur, même si je ne la ressentais pas consciemment. Je me suis mis à des tâches secondaires. Comme ça allait de soi, ils avaient emporté les feuillets de ma nouvelle. Je m'en suis tiré un autre exemplaire. Puis j'ai recherché tout à trac le numéro de téléphone de la mairie de la Chaise Dieu sans savoir si j'appellerais ou non. J'ai caressé un instant l'envie de m'informer - via Internet - sur un ouvrage de métallurgie de l'uranium mais je n'ai pas persisté dans cette voie. Je tournais autour du pot sans me décider. J'ai fini par téléphoner à une amie avec l'intention de l'inviter à manger au restaurant mais elle n'était pas chez elle. Du coup je suis descendu seul en ville.
Ce n'a pas été une soirée réussie. Le souper vietnamien était irréprochable. Le Mercurey avec lequel je l'avais arrosé au dessus de tout éloge. Les voisins aux autres tables discrets. Mais le cœur n'y était pas. Je ne suis pas arrivé à oublier plus d'une minute par ci par là les événements de l'après-midi et encore moins à m'empêcher d'en supputer les conséquences. Je me trouvais dans cet état où je glisse de temps en temps et qui fait que je parcours cycliquement une douzaine de sujets de préoccupation sans parvenir à me fixer sur un seul pour lui faire la peau. Tout en chipotant mon canard au chop sui, je naviguais de la mine de la Haute Loire à mon hypnotiseur puis aux divergences de mon texte avec notre discussion avant de filer vers les moyens qu' ON avait de me surveiller et tout à l'avenant. Vous imaginez sans peine l'euphorie qui m'étreignait. Quand j'ai regagné mon home de banlieue, je n'ai pas hésité une seconde à prendre un somnifère et attendu qu'il fasse son effet en sirotant un whisky qui le renforcerait. L'ordinateur était encore en marche mais je n'ai rien trouvé de nouveau sur la messagerie électronique.
Le dieu des buveurs devait être, cette nuit là, dans une forme exceptionnelle car, au matin, je me suis réveillé de bonne heure et sans gueule de bois. Je ne me rappelais pas voir rêvé, ce qui me dispensait de récapituler des cauchemars tournant autour de ma dernière aventure. Par contre les détails d'icelle me restaient clairement en tête avec tous les points d'interrogation qu'elle soulevait. J'avais du temps et j'étais assez motivé pour m'y attaquer. Je me rendais bien compte que le point faible de mon argumentation résidait dans l'hypothèse de l'hypnose. Je ne nourrissais pas à ce sujet les fantasmes de bien des gens mal informés. J'avais bénéficié des explications de la copine citée aux deux agents et les quelques limitations qu'elle avait mentionnées à sa technique me paraissaient assez étroites pour que je mette en doute mon propre raisonnement. En recherchant ses coordonnées, je me disais bien qu'une organisation capable de détourner en toute discrétion le matériau de base de la force de frappe pouvait, certes, embaucher la perle mondiale des hypnotiseurs et lui assurer à toutes fins utiles une formation permanente à faire rêver. Mais l'avis d'une vraie experte en la matière restait plus fiable que mes intuitions.
J'ai dû me faire un deuil de l'avis en question. Un répondeur du service public signalait sans donner le moindre indice qu'il n'y avait pas d'abonné au numéro, etc. Après avoir sacré en impliquant futilement une péripatéticienne qui n'y était pour rien, j'ai tourné mon appel vers un psychiatre que je connaissais bien et estimais encore plus. La loi de Murphy sévissait tous azimuts : ma solution numéro deux était en vacances. J'ai failli injurier le second répondeur, ce qui m'a conduit à estimer que je me mettais les nerfs en boule trop vite et que ça risquait de nuire à mon enquête. Je suis allé m'asseoir et j'ai commencé à jeter des notes sur un cahier.
Me renseigner sur la mine dont j'avais exploré les déblais. Chercher à savoir qui, à la Chaise Dieu y avait travaillé. M'informer sur l'industrie de l'uranium. Chercher prudemment si des condisciples de mon école d'ingénieurs pouvaient me tuyauter ou mieux m'aider. Reprendre quelques contacts de l'époque où j'avais, en second travail, fréquenté un peu les milieux journalistiques. Eclaircir ces points d'interrogation sur l'hypnose. Et tiens, arrêter de me focaliser sur cette explication et chercher s'il n'y en avait pas une autre aussi satisfaisante, voire plus. La liste s'est allongée au fil d'une bonne heure d'associations d'idées. En tournant en même temps sans arrêt sur ce paramètre très probable de la surveillance serrée et intelligente dont je devais être l'objet. Je ne voyais guère comment recourir aux moyens les plus recommandés dans une enquête classique sans mettre aussitôt au courant nos adversaires et susciter un de leurs très efficaces contre-feux. Au bout du compte, j'ai décidé de ne pas finasser en décidant que c'était inutile. Mon premier coup de fil, en Haute Loire, m'a mis en contact avec une secrétaire de mairie efficace comme elles le sont souvent sans qu'on le dise assez. Oui, il y avait eu une mine à Dorange, fermée depuis bien des années. Oui, des déblais avaient été stockés à l'endroit que j'indiquais. Oui, on pouvait trouver des gens qui avaient été employés là mais elle ne se reconnaissait pas le droit de me les identifier sans leur accord, affaire de courtoisie élémentaire aussi bien que de légalité. Elle m'a proposé spontanément de poser la question d'une interview à deux concernés qu'elle connaissait. Comme ça impliquait que je fournisse mon nom et mes coordonnées, j'ai hésité un dixième de seconde avant de les lui fournir. Puis elle a ajouté une phrase qui m'a remis sans nuances dans la réalité de mon problème :
- C'est curieux, en quinze jours, vous êtes la quatrième personne qui m'appelle à ce sujet. On s'intéresse donc tant que ça à cette vieille carrière ?
J'ai fait l'étonné en répondant ce que j'avais préparé à l'avance, à savoir que j'appartenais à une association de minéralogistes amateurs (et en plus c'était vrai...). J'ai bien demandé si les autres correspondants étaient des concurrents mais je ne m'illusionnais pas trop sur ce qu'ils avaient pu lui fournir comme justificatifs ni même s'ils l'avaient fait et si elle s'en souvenait. J'ai donc dû lui rajouter des points sur son évaluation quand, après avoir consulté probablement un cahier tenu au cordeau, elle m'a donné spontanément des noms : Un membre actif d'une association de défense de l'environnement de Brioude, un professeur de géologie de Bourges et une journaliste du Nouvel Obs. Elle n'avait pas les adresses complètes. Je lui ai fait répéter ces informations en les notant et j'ai commenté que j'allais voir si nous pouvions faire affaire ensemble. Sitôt l'entretien fini, après l'avoir chaleureusement remerciée, je me suis mis en devoir de pister mes confrères ou présumés tels avec les maigres caractéristiques dont je disposais. Pour découvrir sans vraiment d'étonnement qu'ils étaient aussi introuvables que s'ils n'avaient jamais existé.
On ne peut pas passer aussi inaperçu qu'on le voudrait parfois. J'ai une bonne habitude de la recherche de gens, d'entreprises et de produits sur tous les annuaires et réseaux dont on peut disposer et je sais qu'il est rare de ne pas trouver ne serait-ce que l'ombre d'une trace de ce qui existe, quand on y passe le temps qu'il faut. Là, il y avait eu dissimulation simple, efficace et délibérée. Peut être la commissaire Briaud et son double faisaient-ils partie du charter mais je les imaginais difficilement appelant trois fois de suite. ça aurait manqué de discrétion. La seule conclusion sûre était que, dans cette affaire, on se marchait dessus sans se voir et ça me plaisait de moins en moins.
Je me suis senti très refroidi pour ce qui était de nouvelles déconvenues de ce genre. J'avais besoin de me livrer à des activités attirant moins de douches froides aussi je me suis tourné vers des recherches techniques banales. Comme je pensais me le rappeler, la collection " Que sais-je " comportait un volume intitulé " l'uranium ". En appelant la grande librairie voisine que je fréquentais assidûment, je m'attendais à entendre le mot " épuisé ". On est parfois trop défaitiste. Non seulement il existait encore mais ils en avaient un exemplaire et me le mettaient de côté. De façon bizarre, ce petit pas en avant a été suivi d'un afflux de ras-le-bol majuscule que j'ai concrétisé en allant travailler mollement au jardin.
Je ne vais pas détailler ce que j'ai fait dans les jours qui ont suivi. Ou surtout que je n'ai pas fait. L'idée sans cesse présente que je devais être surveillé bloquait la plupart des actions que j'envisageais pour la simple raison que tenter de les réaliser dans une réelle clandestinité conduisait à une complexité de la moindre tâche propre à décourager le plus tenace bénédictin. J'ai parfois passé outre en me disant que, de toute façon, "on" savait parfaitement que je m'intéresserais à telle ou telle chose. Par exemple à la filière de l'hypnose.
Ne pouvant recourir aux conseils de gens que je connaissais, j'ai recherché des contacts sur l'internet. Je n'ai pas été tellement étonné de la réserve avec laquelle les trois premiers - et uniques en fait - ont accueilli mes laborieuses demandes. Au bout du compte, lors d'un brainstorming avec moi-même, j'ai conclu que je ne pouvais pas savoir si mon interlocuteur, en ironisant gentiment sur le côté rocambolesque du scénario que je proposais (je parlais d'un manuscrit à écrire et de la vraisemblance de ce que j'envisageais d'y mettre), était compétent, s'il était sincère ou simplement dérangé par ma requête, s'il était complice de ceux que je voulais démasquer, s'il était lui-même sous influence, etc. J'ai laissé tomber. De velléités en impasses, j'ai laissé couler une huitaine de jours avant de rappeler l'efficace secrétaire de mairie qui avait eu, estimais-je, le temps de démarcher auprès des anciens ouvriers que je souhaitais interroger. La Chaise Dieu n'est pas une si grande agglomération. J'ai été un peu flatté qu'elle me reconnaisse à ma voix et pas mal déçu quand elle a annoncé que les trois échantillons auxquels elle avait transmis ma requête n'avaient manifesté aucune envie et même au contraire de revenir sur quelques années de leur existence dont " ils ne conservaient pas vraiment de mauvais souvenir mais qui n'avaient rien de très intéressant ". Je me suis fendu derechef de remerciements circonstanciés mais j'avais saisi le message au quart de poil. Soit la piste risquait de devenir bientôt sans suite, soit elle l'était déjà devenue.
Au bout d'une quinzaine, au cours d'un bilan solitaire, j'ai bien dû m'avouer que la somme d'informations accumulées était impressionnante de vacuité. A part un honnête acquis pour ce qui concernait la métallurgie et les utilisations de l'uranium, je n'avais pas de quoi remplir une page de mon cahier. J'avais pourtant pris cette enquête à cœur au point remettre souvent à plus tard mes tâches habituelles. Je m'étais fait deux fois remonter les bretelles par mon Ecole au sujet de corrections non rendues, plusieurs factures traînaient encore dans le bac à courrier et le tas de linge sale - mon baromètres à négligence - s'était accumulé de façon encombrante. J'avais bien relu vingt fois mon ébauche de nouvelle sans parvenir à en tirer grand chose de plus qu'avec mes visiteurs. Je commençais à rester des dix minutes sans rien faire, sans attraper la queue d'une seule idée, sans avoir envie de rien et ça c'était mauvais signe. Je remâchais cette prise de conscience en rentrant chez moi par une après-midi de mistral (je déteste ce vent) quand, au moment où j'allais verrouiller la porte, on a frappé trois coups discrets. J'avoue que j'ai hésité un brin avant de rouvrir le battant. La commissaire Briaud attendait devant le seuil.
Je pense avoir froncé les sourcils parce qu'elle avait changé par rapport à mon souvenir pourtant bien récent. Les traits tirés, la coiffure qui aurait accepté un coup de brosse et une attitude générale faite de multiples signes quasi imperceptibles traduisant la lassitude. Le mot pitoyable m'est venu à l'esprit, avec une bouffée empathique qui m'a incité à lui accorder mon aide sans conditions. Je lui ai adressé un sourire que je voulais chaleureux en m'effaçant pour lui laisser le passage. Elle n'a pas souri en retour mais a posé sa main sur mon avant bras en le pressanr légèrement. Puis elle est entrée et, sans avoir encore rien dit, est allée s'asseoir ou plutôt se laisser tomber dans mon fauteuil.
Elle aurait pu sembler dormir, les yeux clos et la tête abandonnée contre le dossier, n'eussent été quelques furtifs mouvements involontaires. Je me suis accroupi devant elle et j'ai posé mes mains sur les siennes.
- ça va si mal que ça ?
Elle est restée une minute sans répondre et en gardant les paupières obstinément fermées.
- Marc a été retourné il y a huit jours.
- Et les deux autres ?
- Quand nous sommes revenus de vous voir, ils avaient déjà été conditionnés.
J'ai prononcé un " merde " dérisoire sans plus pouvoir ajouter quoi que ce soit. Au bout d'un moment, elle a repris.
- Je suis venue ici comme j'aurais été ailleurs. Je ne savais vers où me tourner. J'ai fait de mon mieux pour brouiller ma piste mais je ne me fais pas beaucoup d'illusions. Ils sont si forts...
Elle m'a regardé avec un air défait et j'ai compris qu'aussi elle s'en voulait de m'avoir remis dans le coup sans mon accord préalable. J'ai secoué la tête.
- Vous savez très bien qu'ils me connaissaient déjà amplement, alors ne vous tracassez pas pour moi. Pour l'instant, nous allons nous occuper de vous. Après, on verra quoi entreprendre.
Parler d'agir relevait d'un optimisme que je ne ressentais pas vraiment mais, de toute évidence, elle n'était pas en état d'ironiser sur ce point.
- Je vais encore en revenir à des propositions d'intendance. De quoi avez-vous besoin ? Manger, boire, dormir ?
L'allusion au pique-nique de la première visite lui a quand même arraché une apparence de sourire approximatif. Elle a levé la main en dressant trois doigts. J'ai répondu à sa décrispation et me suis redressé.
- Vous allez commencer par vous réhydrater. Attendez moi.
Elle a avalé deux grands verres de jus de fruits avant de refuser le suivant puis de décliner ma proposition de lui faire chauffer quelque chose.
- Si vous avez du chocolat, j'en prendrai une barre avant de dormir.
- J'en ai mais ne le répétez à personne. Je ne devrais pas en manger.
Il n'y a dans la maison qu'un vrai lit, dans l'unique chambre. Je le lui ai attribué d'office malgré ses faibles protestations de bienséance. Elle a étouffé un gloussement nerveux quand j'ai parlé de changer les draps. Puis elle a demandé que je la réveille dans trois heures avant de simplement pousser la porte sans la fermer. Quelques dix à quinze minutes plus tard, j'ai jeté un coup d'œil. La tête tournée vers le mur, elle dormait comme une souche.
Je n'ai pas fait grand chose jusqu'au moment où je lui ai secoué doucement l'épaule. J'avais un peu craint un réveil en sursaut avec une crise d'angoisse mais il n'en a rien été. Elle m'a regardé en marmonnant un merci encore embrumé et je me suis retiré pour la laisser se rhabiller. Pendant qu'elle prenait une douche, j'ai mis du café à filtrer. Nous l'avons ingéré en silence. Puis j'ai lancé la conversation.
- Je ne sais pas si vous vous sentez toujours astreinte au secret-défense mais si oui, je me demande vis à vis de qui.
- Tout ça n'a plus aucun sens. Ce qui me préoccupe avant tout, c'est que vous restez la seule personne à laquelle je peux m'adresser sans me demander si vous êtes ami ou ennemi. Ne me demandez pas pourquoi. La logique commence à ne plus rien signifier. Appelez ça de l'intuition si ça vous chante.
- Du calme ! Si vous ressentez de la peur, c'est que vous êtes encore libre de vos ressentis. C'est un bon point même si vous êtes sur les rotules et seule au monde. Maintenant est-ce que vous voulez que nous refassions le point de notre mieux ou bien un peu de coupure serait-il le bienvenu ?
- Je ne sais pas si j'arriverai à penser à autre chose mais on peut toujours essayer la coupure. Vous voyez, je n'ai même plus le feu sacré.
Faute d'une inspiration plus géniale, j'ai commencé à lui parler d'une de mes marottes, une population étriquée d'arbres rares, des hêtres tortillards sis sur une des montagnes auvergnates de mon enfance et dont je cherchais à assurer la protection. J'ai sorti des photos, raconté des anecdotes et des légendes. Elle semblait accrocher et a posé quelques questions de bon sens. Au bout d'une demi-heure, elle a secoué la tête en me regardant d'un air navré.
- Je suis vraiment désolée mais autant que j'arrête de faire semblant. Je n'arrive pas à me tirer mes pensées de la tête.
- Alors c'est aussi bien d'en parler et on verra après...
Quand Marc et elle étaient retournés à Paris, ils avaient repris contact aussitôt avec leurs deux ultimes partenaires. Lesquels leur avaient tenu des discours qui, une fois résumés, affirmaient crûment que toute cette affaire n'était qu'une lamentable fumisterie et qu'il y avait des dossiers plus utiles qui attendaient. Ils n'avaient pas insisté et fait semblant de laisser tomber en s'arrangeant pour se rencontrer à la sauvette et se concerter rapidement de ci de là. Ils avaient tenté de suivre la filière chimique que je suggérais et le fait qu'ils se rabattent sur la proposition d'un quasi inconnu rencontré pendant trois heures grand maximum en disait long sur leur désarroi. Au bout d'une semaine, Marc s'était arrangé pour se faire envoyer en mission en Limousin près d'un endroit où il pensait interviewer un ancien ingénieur d'une mine, exactement comme j'avais tenté en Haute Loire. Il devait reprendre contact le surlendemain. Lisa avait attendu une huitaine sans en avoir de nouvelles puis la peur l'avait submergée et, sans chercher à réfléchir plus, elle était venue clandestinement me retrouver.
Bien sûr, elle avait dû espérer inconsciemment une aide-miracle. Que j'étais totalement incapable d'inventer et qui n'existait probablement pas. Je l'ai dit en enveloppant mon propos de précautions oratoires pour ne pas la désespérer pour de bon. J'ai ajouté que nous allions y réfléchir ensemble et que nous trouverions peut être quelque chose. Dire que j'y croyais un peu serait de l'escroquerie. Nous avons quand même tenu un brainstorming du pauvre jusqu'à l'heure du repas avec des résultats si peu tangibles que le fait de parler de ce que nous allions manger a constitué une diversion bénie. Elle a avoué une faim d'ogre et j'ai décidé de préparer en son honneur ma spécialité, un truc un peu complexe que j'affuble du nom de " riz bizarre ". Quarante minutes de marmitonneries en commun nous ont quelque peu détendus. Une fois la cuisson finale lancée, j'ai posé mes outils culinaires et annoncé la proche dégustation en me tournant vers elle. Nous nous sommes regardés quelques secondes puis nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre.
Le plat n'a que failli brûler et les proportions des divers ingrédients, que je mets en général au pif, étaient tout à fait correctes. N'étant plus, ni elle ni moi, des adolescents enflammés, nous avons évité tacitement les effusions pendant le repas. Et même par la suite, nous sommes restés presque sagement assis toute une heure sur le canapé en parlant de beaucoup de choses de nos passés respectifs et qui n'avaient rien à voir avec nos hantises. C'est elle qui y est revenue pendant la nuit. Je l'ai sentie bouger contre moi et lui ai demandé si elle ne dormait pas.
- Je viens juste de me réveiller. J'ai une idée vague. On en reparlera demain.
Puis elle a ramené mon bras autour d'elle et nous nous sommes rendormis.
Si incroyable que ça paraisse dans ce contexte, nous avons fait une modeste grasse matinée jusqu'à neuf heures. Après un petit déjeuner calme, elle a annoncé ses intentions.
- Ecoute, je crois que j'ai vraiment eu une idée intéressante, cette nuit. Mais pour être sûrs de mettre toutes les chances de notre côté, il vaut mieux que je sois la seule à la connaître.
Sa physionomie montra qu'elle appréhendait une réaction de susceptibilité puis son soulagement en constatant que je ne faisait pas le coup du manque de confiance. Elle a ajouté qu'elle allait rendre discrètement visite à quelqu'un et qu'elle me donnerait des nouvelles très vite, d'ici deux ou trois jours probablement. Elle estimait important qu'on ne sache pas de suite qu'elle était partie de chez moi. Un peu amusé malgré tout, je lui ai appris que le fond de mon jardinet correspondait avec celui de voisins habitant la rue d'à côté et que je les savait en vacances pour la bonne raison que j'avais accepté d'arroser régulièrement leur gazon. Elle s'est préparée rapidement. Ce n'aurait guère été nécessaire mais je l'ai quand même accompagnée jusqu'au portail de mes amis et, sur un ultime baiser, elle est partie.
J'ai joué le jeu. Au bout d'un moment je suis sorti faire des courses en prenant ostensiblement deux fois plus de provisions qu'il n'est nécessaire à un solitaire vivant au jour le jour. La rue était déserte à l'aller comme au retour mais j'ai fermé puis ouvert la porte d'entrée avec les précautions de qui veut éviter de réveiller quelqu'un. Dans le cas où une surveillance discrète... Vers les onze heures j'ai passé un ostensible coup de fil à un ami que j'aurais dû éventuellement rencontrer pour le déjeuner, en glissant dans mon excuse une allusion floue à une parente tombée du ciel et dont je devais prendre soin. Après quoi j'ai meublé le temps de mon mieux.
L'exemple de l'action inspire des idées d'action. Je me suis remis à des investigations en tous genres dont le peu de rendement n'a pas tout à fait entamé le grain d'optimisme que je ressentais. La journée a passé dans ce registre. Le lendemain fut moins inspiré mais c'était naturel. Les vagues d'enthousiasme ne sont jamais éternelles ni seulement longues. Au bout des deux jours prédits, j'ai commencé à attendre en faisant de l'adrénaline. Puis le lendemain, puis les autres...
Il s'est maintenant écoulé un mois et demi depuis qu'elle m'a lancé un léger salut de la main à l'orée de la ruelle discrète que je lui avais indiquée. Je n'ai pas eu le plus ténu semblant d'un message par quelque biais que ce soit. Au bout d'une semaine, j'ai pensé qu'elle avait, elle aussi, été conditionnée à ne plus se mêler de l'affaire uranium et, au passage, à oublier que j'existais. Plus profond, il y avait la peur, que je refoulais le plus possible, qu'elle ait été mise hors de combat de façon plus brutale et définitive. Mais je n'avais aucun moyen de répondre à cette angoisse.
Si on pouvait réfléchir jusqu'à atteindre l'ébullition cérébrale, c'est à coup sûr ce qui me serait arrivé les fois où j'ai tenté de supputer qui elle était allée voir et pour quoi dire ou faire. Sans aucun indice si maigre fût-il, je n'avais pas la moindre chance de dépasser le stade du premier point d'interrogation. C'est pourtant ce sur quoi je suis le plus souvent revenu en mettant en lice les données les plus farfelues. Et je ne suis pas plus avancé qu'au premier jour de mon questionnement.
Et il me vient sans arrêt cette constatation incompréhensible que je suis resté, moi, avec la pleine connaissance de ce que j'ai appris de l'affaire. Elle m'affole et me réconforte à la fois. En effet, je représente un danger potentiel du fait de ce que je sais. Mais qui peut être me protège en même temps. J'ai écrit autrefois l'histoire picaresque d'un homonyme aubenais qui, pour se venger d'une brimade idiote, bâtissait aux dépens d'un homme politique un superbe piège informatique auquel l'autre ne pouvait strictement rien que le constater et attendre qu'il se déclenche. Ce n'est pourtant pas le cas pour ce qui me concerne et d'ailleurs l'orfèvre en hypnotisme n'aurait guère de peine à me faire tout raconter...
A moins que cette non intervention ne soit une forme de punition pour avoir mis mon nez là où il ne fallait pas. Ce qui en dirait long sur la psychologie de mes adversaires.
A moins aussi que la plus grande partie de l'histoire - ou la totalité, qui sait ! - ne soit une pure invention de mon cerveau, du fait de quelque glissement vers la folie. C'est arrivé à d'autres. Le pire est qu'entre toutes ces hypothèses, je n'ai rien qui ressemble à une preuve de quoi que ce soit. Etre sûr, même du pire, serait préférable à cette incertitude sans faille. Encore un peu et je vais devenir pour de bon psychopathe.
Lisa, Lisa, tu me manques terriblement et pourtant j'en suis à ne plus savoir si tu as réellement existé.