L'innocent se réveille brusquement. La bulle d'émanations végétales reste faiblement éclairée de l'intérieur. ISO, quant à elle, dort paisiblement, immobile, pâle. Très vite l'Innocent essaie d'analyser ce qui a motivé ce sursaut de veille. Il y a eu un bruit. De sa vie précédente, il a conservé cette aptitude à déceler les mouvements les plus furtifs, comme un animal. Doucement, sans faire un seul bruit, il s'écarte d'ISO et se redresse. Il a envi de voir ce qu'il se passe à l'extérieur. Il n'est pas inquiet, la curiosité l'emportant sur tout autre sentiment. La plaine dans laquelle il marche depuis bientôt trois jours ne recèle que de très infimes traces de vie. Il ne pense pas aux rêveurs. Parce qu'il ne peut imaginer sa rencontre avec ceux-ci sans que cela ait été annoncé par des signes. Avant de franchir le mur végétal qui les protège, il ramasse sa graine et la tient serrée dans son poing fermé. Elle est lourde pour son volume et la dureté de son toucher est presque minérale. Hors de la bulle, la plaine est en place. La poussière de son sol légèrement convexe a un aspect délicatement rosé sous l'action d'une lune invisible. La masse de la montagne barrant l'horizon l'impressionne par son bleu métallique qui luit aux sommets, rendant sa distance exacte encore moins appréciable. Il fait froid, vraiment froid ? L'Innocent avance, frottant ses bras nus, non protégés. Il sent la peau de son visage se tendre à la hauteur de ses pommettes. Il rejette ses cheveux en arrière, et fait quelques bonds sur la pente qui lui cache l'ensemble de la vallée. Il fouille la pénombre des yeux. Le silence, total, épais, lui est désagréable. Ses narines s'ouvrent largement sur une pestilence croissante dont il n'arrive pas à repérer la provenance. Contre l'une de ses paumes, à l'abri de ses doigts forts, la graine palpite très faiblement. L'odeur fétide qui semble monter du sol lui-même lui donne des vertiges, ne lui permettant de penser que par à-coups. Il a un spasme douloureux, son grand corps se pliant un peu. L'innocent met du temps avant de se souvenir des pouvoirs de la graine. La graine qu'il a reçu d'ISO, fruit-extension de la plante sœur de celle-ci. Soulagé, il s'entoure d'un champ protecteur, mince pellicule qui se plaque sur lui comme une seconde peau. Le soulagement qu'il en éprouve est si fort qu'il en oublie d'être sur ses gardes. Aussi, une petite pierre se détache de la falaise, roule le long de surplomb avant de se briser sur le sol, le fait sursauter violemment. Il se retourne dans un bond maladroit. Sur-le-champ, bien avant que ses yeux n'aient pu faire le tour de l'imposante masse qu'il cherche à cerner, avant que son cerveau n'ait pu l'identifier, la définir, il sent qu'une vie hostile, puissante et maléfique est là, à la guetter, tapie sur la pente du surplomb. Juste au-dessus de la bulle, ou dort ISO. Il va accentuer l'acuité de son regard, éclairer intérieurement la lourde masse noyée d'ombre, quand la silhouette monstrueuse semble s'enflammer. Un halo d'un jaune glacial la définit, l'éclaire. L'innocent pense tout d'abord se trouver face à un gigantesque insecte minéral, tant la forme comporte d'angles aigus, de membres étirés, de griffes articulées aux jointures multiples. Il y a cette immobilité de pierre, aussi, ce long profil immuable dont la base renflée se confond avec la roche. L'image terrifiante se précise, comme si un feu intérieur faisait fondre les parties floues enveloppant encore la silhouette. Puis à l'instant où elle se révèle totalement, la bête bouge. Le mouvement qui l'anime évoque une reptation fluide qui déforme ses membres. Elle se dresse encore plus haut, puis avance insensiblement, et se tasse. La bête penche vers lui l'aboutissement pointu d'un thorax annelé, ou est accroché une tête minuscule presque triangulaire. Une bouche naît, sur sa face lisse et verdâtre, comme une déchirure dentelée. Toute la masse du corps continue à bouger, de plus en plus molle. La base d'un abdomen spongieux semble couler sur le surplomb. La bête incline la tête, ouvre plus grand sa gueule dans ce qu'il semble être un sourire obscène. Sur un côté, un œil, protubérance à facettes, s'allume de lueurs électriques. Le ventre énorme se gonfle pour que la bête exhale un souffle chuinté, glacial dont les sons crépitants tordent les nerfs de l'innocent. Il tremble, les mâchoires soudées, une douleur taraudante lui paralyse la nuque. Et pour oublier que tout son corps ne demande qu'à s'élancer, qu'à fuir, il ramasse vivement une pierre sur le sol. Une pierre plate qu'il frotte sur la graine qu'il n'a pas lâché. Sous sa volonté le caillou vrombit, manquant de lui échapper, se déforme et s'allonge pour former en un instant un harpon minéral.