• Illusions d'éternités

    Illusions d’éternités

    Il se rappelait de tout, depuis le début.

    Depuis cette époque où le temps, Glissant sur le froid glacé du vide, ne mesurait rien, pas même pas la durée d'un scintillement ou la vitesse d'éloignement progressif de deux particules, depuis l'époque où il n'y avait rien. Il avait été là, à l'aube du temps, il avait assisté à tout et il s'en rappelait. La première fois, qu'il avait eu conscience de lui-même, c'était, selon toute logique, avant le jour, avant le premier jour, au moment où les ténèbres avaient cessé de s'appeler ténèbres, où elles s'étaient appelées nuit pour la première fois.

    Il se souvenait parfaitement de ce moment. Rien n'avait changé et pourtant, il avait senti comme un vaste frémissement de ce vide glacé qui soudain s'était mis à palpiter, riche de la promesse d'un univers futur et merveilleux. Pas merveilleux, corrigea-t-il. Pas forcément merveilleux, mais passionnant, sans aucun doute. Bien plus intéressant que tout ce qui avait eu lieu jusqu'alors, et qui s'était essentiellement borné à la conscience de sa propre existence.

    Il y avait eu tout d'abord la lumière. Des jaillissements de couleurs grandioses, des fontaines d'énergie pures et belles et, là où les sources étaient les plus denses, un peu de matière avait commencé à exister. D'abord à peine quelques atomes, puis de plus en plus, et finalement, l'agglomération de ces particules avait formé  de vastes amas solides. A partir de là, tout était devenu  possible. Il s'était approché pour regarder, plus près, encore plus près, jusqu'à se trouver au cœur du phénomène.

    Il avait vu l'atmosphère se coaguler en nuages, et la pluie tomber sans trêve sur la surface de la planète encore chaude qui recrachait en vapeur la moindre goutte d'eau, afin de continuer le cycle. Lentement, au fil des révolutions autour de l'étoile centrale, la planète se refroidissait, Il y eut des déchirures dans la couverture nuageuse, il vit le sol, les mers, les montagnes et les rivières.

    Et les plantes. Derrière les nuages, elle était verte et bleue. Et c'était beau. Il ne se lassait pas de contempler ce monde, dans la perfection toute neuve de ses premiers instants. Du temps passa, et encore du temps. Il vit les premiers signes de vie animale, il en guetta l'évolution. Certaines étapes devenaient prévisibles, mais il y avait toujours des détours surprenants ou attachants. Par exemple, il avait bien aimé les dinosaures.

    Dans ce demi-sommeil qui précède l'aube nouvelle, il tourna ses pensées vers ces anciens animaux, et soudain, aussi clairement que sur un écran de cinéma, il les revit. Ils n'étaient pas comme dans les livres. Ils n'étaient pas comme dans les films non plus, même les plus récents, même les meilleurs. Les petits et les gros, tous portaient des couleurs d'une éclatante beauté. Les parents s'occupaient fort bien de leurs petits, les nourrissaient tendrement, avec des mouvements vifs et gracieux, jouaient avec eux, et surtout, ils chantaient. Pendant des millions et des millions d'années, ils avaient rempli le monde d'harmonie, chaque nouvelle génération reprenant le répertoire des anciens, le réinterprétant, le réinventant sans en perdre l'essence, et le transmettant aux petits, sans fin, dans un cycle immuable et parfait.

    Parfait pour eux, se dit-il avec un petit sourire tout intérieur, car il savait qu'un simple plissement des lèvres le ferait glisser vers le réveil. Parfait pour des êtres qui vivent une fois cette vie, et qui meurent, ayant donné la vie, le savoir et à la fin jusqu'à la substance de leurs corps, à d'autres comme eux, dont l'existence ne serait pas fondamentalement différente. Oui, c'était sans doute ce qu'on pouvait appeler une bonne vie, pour eux. Mais pour lui, le spectacle avait pris une telle régularité qu'il en était devenu monotone. Pas autant lisse et uni que les ténèbres du début, mais simplement sans surprise, émoussant au fil des répétitions tout l'intérêt de la découverte qu'il avait éprouvé au début. Il avait donc assisté sans regrets excessifs à la fin des musiciens chamarrés, et, après une longue période pendant laquelle la survie était devenue problématique pour les espèces comme pour les individus, il avait observé avec un enthousiasme croissant la venue de nouvelles créatures. Bien sûr, il y avait eu des voies sans issues, des voies que parfois, avec de la chance, on retrouvait dans les indices fossilisés, et dont, pendant longtemps, les hommes avaient tiré des conclusions sur l'évolution aussi erronées qu'aberrantes.

    Et puis quelques espèces avaient eu de la chance. Elles avaient eu, au moment où le climat l'exigeait, les capacités nécessaires à leur survie et à leur développement. Comme des concurrents au jeu de la vie, possédant tous des aptitudes variées, et subissant sans pouvoir en décider, les épreuves variées qu'un destin indifférent leur imposait sans états d'âme excessifs. Ceux qui avaient les qualités nécessaires survivaient, se modifiaient, s'adaptaient à la suite des évènements, un peu plus riche d'une expérience que la mémoire
    collective de l'espèce tenait à disposition de ceux d'entre eux qui savaient la consulter.

    A ce jeu-là, l'espèce humaine s'était montrée particulièrement douée. Plus imaginative que toutes les précédentes, ces nouvelles créatures avaient, en un temps record, colonisé et adapté la quasi totalité de la planète.

    Les hommes étaient différents. Il les avait observé pendant quelques milliers d'années, avec de plus en plus de curiosité, sans cesse étonné par leurs ressources infinies. Un jour, il avait tenté une incarnation. Il avait vécu un tourbillon d'émotions et de sensations d'une violence incroyable, et lorsque son enveloppe charnelle avait atteint le terme de son existence, il avait attendu longtemps pour revivre en pensée cette nouvelle expérience, pour l'analyser et la digérer. Il n'avait pas osé pendant longtemps, tenter à nouveau
    une pareille aventure et lorsque, enfin, il s'était décidé, le déferlement de pensées et l'incroyable importance que pouvait prendre le moindre événement sur l'esprit humain s'était renouvelé, comme la première fois. C'était intéressant, c'était nouveau, il avait beaucoup aimé. Au fil de différentes existences, il avait goûté à tous les sentiments humains, les plus beaux comme les pires, il avait ressenti toutes les émotions et il se souvenait de tout.

    Maintenant, les hommes étaient sur le point de disparaître, sans qu'ils ne puissent encore s'en douter vraiment. L'exploitation forcenée des énergies fossiles avait un terme prévisible, qui approchait inexorablement. L'asphyxie était proche. Il les regretterait, peut-être même les regretterait-il autant que les dinosaures, mais son esprit se tournait déjà vers le futur, conjecturant sur l'essence de la nouvelle espèce dominante de la planète, une fois les hommes disparus.

    Une image commençait à se former derrière ses paupières closes lorsqu'un mouvement à son côté le fit glisser vers un état de conscience très légèrement différent. Une voix claire lui parvint, douces paroles aux couleurs de la Castille,  accentuant le glissement. Il ouvrit les yeux, aperçut la chevelure brune posée sur l'oreiller, à côté de lui. Il tendit une main, la posa sur une épaule nue. La sensation douce de la peau fraîche dans sa main dilua instantanément tout souvenir, toute trace du monde dont il avait, en quelques secondes, revécu toute l'histoire.


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