• La guerre

    L'homme  se préparait à cet affrontement depuis des siècles. Peut-être par  instinct,  peut-être  qu'il  ne  pouvait pas vivre sans un ennemi contre lequel se battre. Pendant des siècles, il développa une science pour   se   préparer   au   combat  dans  l'espace  contre  une  autre intelligence.

       La  science  était  l'alliée  de  l'homme;  elle lui avait murmuré les   limites  des vaisseaux et des armes spatiales ; vitesse, accélération,   énergie,  tous  ces  paramètres  étaient  bornés  par  des  constantes   universelles.  Pendant  toutes ces années où les combattants s'étaient   préparés,  ils  avaient affronté virtuellement des vaisseaux parfaits,   des vaisseaux dont les seules limites étaient les limites physiques de   l'univers.  Ainsi  l'homme  connaissait  un  peu son ennemi, il savait   qu'il  n'aurait  jamais  à  affronter pire que ce qu'il avait combattu   pendant  tout  ce  temps  ;  et  quand l'ennemi apparu, il était comme   l'humanité l'avait imaginé.    Alors la guerre commença.  
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    Les premiers vaisseaux adverses firent leur apparition loin de la zone   contrôlée  par les hommes, dans une partie de l'univers éloignée de la   terre  de  plusieurs  milliers d'années lumières. L'ennemi attaqua des   sondes d'exploration. En fait on se sut jamais trop pourquoi. Nombreux   furent  ceux  qui  dirent  que  nos  propres  vaisseaux  de  recherche   détruisaient  des  corps  qu'ils considéraient comme menaçants, et que   eux-mêmes  avaient  peut-être détruit des vaisseaux ennemis. Mais cela   ne  comptait  pas en vérité. Car l'homme avait retrouvé un ennemi. Une   autre  race,  une  autre  intelligence,  une  force  avec  laquelle se   mesurer.    Et  l'homme riposta ; aveuglément. Les vaisseaux de l'humanité étaient   innombrables  :  des  milliers  de  points  brillants qui parcouraient   l'univers  à  des  vitesses fantastiques, emportant en leurs seins une   incroyable puissance de feux.    La guerre ne ressemblait à aucune des luttes que l'homme avait connues   jusque  là.  Mais  il  y  était  préparé.  L'humanité avait adoré ceux   qu'elle  appelait  les  stratèges, ces hommes qui avaient combattu des   vaisseaux  virtuels  pendant  des  siècles ; ils avaient développé une   stratégie,  des  stratégies,  qui  pouvaient venir à bout d'une flotte   physiquement idéale.    Ainsi, quand la guerre commença, l'homme écrasa son ennemi.    Les  stratégies  qu'il  avait  mises  au point durant tous ces siècles   avaient  pour  noms  "nuée  de  Korb-Insen", "sablier hyperbolique" ou   "triangles   de   Mater-Wilson-Tokama".   Ces  mouvements  de  flottes   spatiales   que   l'homme   avait  préparés,  et  qu'il  avait  gardés   précieusement  en  mémoire pour l'ennemi, maintenant il les utilisait,   sauvagement, et il gagnait.                            
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    La  guerre  spatiale  était  un  art.  Quand  une bataille avait lieu,   c'était   des  nuées  de  centaines  de  vaisseaux  se  déformant,  se   reformant,  tels  des  nuages d'insectes. Les vaisseaux d'exploitation   énergétique,  les  vaisseaux de défense, les vaisseaux de recherche et   d'analyse,  tous  pris  dans  un  seul  et  unique  mouvement  global,   constituant un réseau flexible et résistant.    Les  échelles  de  temps  étaient  des  mois. Les distances des années   lumières.  Et  les  stratèges,  reliés à des ordinateurs gigantesques,   immergés  dans des champs de probabilités et de calculs astronomiques,   faisaient  danser des flottes de vaisseaux. Chacune était une création   vivante,  reposant  sur  les  étoiles  qui  l'alimentaient en énergie,   croissant  comme une plante sur des milliards de kilomètres, bougeant,   changeant  constamment  de  forme,  ensemble  de  noeuds  complexes se   protégeant  les  uns  les  autres.  Et  les  stratèges,  en la faisant   croître,   devaient   cacher   leurs   véritables  aspirations,  leurs   véritables  buts,  jusqu'au  dernier  moment,  où ils s'abattaient sur   l'adversaire pour le détruire.    Chaque  jour  on  faisait  des  bilans.  Les  pertes  de  l'ennemi  se   comptaient en centaines de vaisseaux détruits quotidiennement. Mais sa   flotte  était  comme  celle  de  l'humanité  : immense. L'affrontement   consistait  à  détruire  les  vaisseaux,  et  à  détruire  ensuite les   planètes qui produisaient les vaisseaux.    Mais  telles étaient les nécessités de la guerre. L'humanité éliminait   des  systèmes solaires entiers chaque jour. Les bombes nova allumaient   dans le ciel de petites étoiles bleues qui immédiatement mouraient.    Et  l'ennemi  reculait. C'était le premier temps, celui qui fut appelé   ensuite le temps de la Victoire.                              
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    Quand  les  premières  défaites  se produisirent, l'humanité refusa de   comprendre  que  quelque  chose  avait  changé. Elle gagnait depuis si   longtemps  que  cela  lui  paraissait impossible. Les stratèges furent   pris au dépourvu, leur science de la guerre leur avait jusque là donné   un sentiment de parfaite invulnérabilité.    Maintenant  ils devaient affronter l'échec. Les grands soldats de plus   en  plus souvent voyaient leurs flottes se faire gravement blesser par   l'ennemi  ;  ces  créations  divines  se tordaient de douleur sous les   coups,  partaient  en  lambeaux  comme des proies déchiquetées par les   crocs d'un prédateur. Les vaisseaux de l'ennemi attaquaient, passaient   entre  les mailles, trouvaient les noeuds cruciaux, ces points que les   stratèges  cachaient  avec  rage.  Alors,  sa structure mise à nue, le   réseau volait en éclats, et la bataille se terminait en désastre.    Les  stratégies,  ces  oeuvres  si  brillantes, si pures, semblaient à   présent  n'être que des constructions naïves, pleines de failles et de   faiblesses  où  l'ennemi  enfonçait  ses  griffes.  Les choses avaient   changé.  Et  ce  fut  un  tournant  dans la guerre. Les humains durent   laisser  du  terrain  à  l'ennemi  et des planètes furent évacuées par   centaines, car Il voulait regagner les centres de production.    Ce fut le temps de la retraite.                              
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    Un jour, au cours de cette fuite, une chose impensable arriva. C'était   pendant l'évacuation d'un système habité, l'homme avait disposé là une   flotte de défense imposante, et les combats faisaient rage pendant que   l'exode s'organisait.    Et,  alors  que  la  bataille  se  terminait,  alors que les hommes se   retiraient  du système, une partie de la flotte ennemie présente à cet   endroit  attaqua  ses  propres  lignes.  Quelques-uns des vaisseaux se   ruèrent sur leur propre camp, et écrasèrent le reste de leurs flotte.    Pendant  les années qui suivirent, les hommes reprirent espoir, car de   plus   en  plus  souvent,  l'ennemi  avait  à  affronter  ses  propres   vaisseaux. Souvent les batailles ne se faisaient plus entre deux, mais   entre  trois  adversaires.  Et  l'humanité  se mit à espérer, car elle   regagnait  du  terrain,  elle  renforçait  à  nouveau  son emprise sur   l'univers.    Mais  ce  temps passa. Il y eu de moins en moins de batailles dans les   rangs  de  l'ennemi.  Et  les  stratèges étaient confrontés à ceux qui   avaient  gagné  cette  guerre  interne.  Et  ceux  là  étaient forts ;   c'étaient  eux  qui,  sans doute, avaient depuis le début gagné contre   les hommes.    Vint le temps de la Déroute, ou l'homme fut broyé comme une proie sans   force sur tous les fronts. L'humanité fut ébranlée car elle savait que   son adversaire ne lui laissait aucune chance.                            
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    On  ne  sait pas qui eut l'idée qui permit d'écraser l'ennemi, son nom   est  à  présent oublié. Peut-être furent-ils plusieurs à avoir la même   pensée  en  même  temps.  Cette  idée  était  de celles qui paraissent   géniales  parce  qu'elles sont les seuls échappatoires à une situation   désespérée.    L'homme  était  confronté  à  plus fort que lui. La race humaine avait   trouvé  un  prédateur  qui  lui était supérieur. Alors la race humaine   devait  devenir  plus  forte  que ce prédateur. Elle devait s'adapter,   grandir, devenir à son tour puissante et terrible.    Vint le temps des mutants.    On  installa  sur  plusieurs  planètes  des  émetteurs  de radiations,   colonnes bleutées à la couleur si caractéristique, qui irradiaient les   populations de rayonnements mutagènes.    Et  naquirent  des  monstres.  Ces  planètes terribles ressemblaient à   l'enfer.  Ceux  qui  y  vivaient  n'y étaient plus que des caricatures   d'êtres  humains  ;  monstrueuses  créations, pièces d'un plan qui les   dépassait,  ils traînaient leurs existences misérables, endurant leurs   mutations  physiques  grotesques  et  répugnantes, ou mourant dans les   souffrances de cancers foudroyants.    Pendant  plusieurs  siècles, ces enfers produisirent des individus aux   étranges  talents,  mais  on  attendait  toujours  ceux qui pourraient   lutter,  ceux  dont  les  capacités  mentales  seraient  telles qu'ils   pourraient gagner face à l'ennemi.    Un  jour,  enfin,  on  les  trouva.  Leur apparence aurait provoqué un   sentiment  de pitié infinie chez n'importe quel être humain ordinaire,   mais  leurs esprits étaient des étoiles ; ils pensaient et analysaient   avec  une  facilité, une rigueur et une puissance qui dépassaient tout   ce  que  pouvaient  faire leurs créateurs. On leur apprit la stratégie   spatiale, et ils devinrent les nouveaux stratèges.    Alors pour la seconde fois naquit l'espoir.                              
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    A  nouveau,  l'ennemi  se  faisait  écraser  à  chaque  fois qu'un des   nouveaux  stratèges  dirigeait  une  flotte  Humaine.  Et  les anciens   soldats,  voyant leurs élèves se battre si brillamment, comprirent que   leur  temps  était  fini  ;  à  coté  de  ces  nouveaux guerriers, ils   n'étaient que des simples d'esprits.                              
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    Maintenant,  quand  je  relis  ces lignes, je ne comprends pas comment   nous  avons  pu  être  si  naïfs,  comment  l'humanité  a put imaginer   survivre  en modifiant son essence. Certains commencèrent à comprendre   notre  erreur  quand  nos propres vaisseaux nous attaquèrent, quand la   création  de  l'homme,  cette  race  mutante qu'il avait tant attendue   pendant des siècles, commença à se rebeller contre son créateur.    La certitude est là, je sais que nous serons détruits. Je sais que ces   mutants ne sont pas des êtres humains. Nous avons voulu défendre notre   espèce  contre  son  prédateur, et pour cela nous avons créé une autre   espèce  dont  nous  ne sommes que le parasite. Ils n'ont pas besoin de   nous, et ils nous élimineront.    Peut-être  cette  erreur grossière était-elle inévitable. C'est ce que   je  me  dis  à présent, en regardant ces photos prises sur une planète   ennemie.  Images  floues  de  citées  en  flammes,  sur  lesquelles on   distingue  sans ambiguïté d'immenses structures bleutées, à la lumière   si caractéristique.






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  • L'Océan

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  • Couleur de la nature

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  • La machine à fabriquer le temps
     

    -Je voudrais porter plainte, c'est urgent!

     -Avez-vous un mort à déclarer, ou un blessé à qui il pourrait prendre l'idée de mourir dans l'heure qui suit?

     -Euh, non...

     -Alors, ce n'est pas urgent!
        

    Le policier boutonna sa veste de ville avec empressement et l'ajusta d'un geste habitué pour rendre aussi furtif que possible le gros calibre niché dans son étui collé sur ses cotes. Son collègue acquiesça d'un signe de tête pour valider la crédibilité de l'ensemble, et ils filèrent tous les deux. Sauver le monde sans doute...
         Quelques chaises dépareillées occupaient le hall du commissariat. Une jeune femme tuméfiée pleurait en sourdine ; un gros bonhomme habillé de tatouages insultait à forte voix de délire qui entendait. Edouard cru reconnaître au fond Anne, une de ses anciennes camarades d'école, mais il se ravisa dans son intention de la saluer : qui savait si ces épaules voûtées portait sa misère, ou celle d'un autre...Il songea que dans un jour pareil, geindre pour des histoires de voisinage tenait de l'indécence et ravala la hargne qui l'avait poussé jusqu'ici. Il s'apprêtait à partir honteux de n'avoir tué personne et de n'être pas mort, au moins un minimum, quand une femme costumée aux allures d'hôtesse de l'air l'alpaga :

    -Monsieur, votre affaire est-elle urgente?
     -Non, en fait, pas du tout. Je repasserai un autre jour...
     -Venez avec moi, quelqu'un va s'occuper de vous
     -Mais...ces gens étaient là avant moi et de toute évidence, leur situation est bien plus urgente
     -Justement : quand c'est urgent, c'est déjà trop tard. Si vous voulez bien me suivre...
        
                                      _____________________

    Edouard s'exécuta sans oser croiser le regard de ces patients du crime. Dans une petite pièce grise, un agent de police faisait tomber des paillettes nourrissantes à un poisson gras dans un aquarium au décor vide. Il leva la tête tout content de la visite que lui apportait la jeune femme.
     -Monsieur Théo, je vous emmène un cas non-urgent.
     -Ah, enfin! De nos jours, les cas ne savent plus être pondérés. Les malfrats sont des gens pressés, vous n'imaginez pas! Sans compter les tués qui ne se donnent même pas le temps d'expirer une confidence de dernière minute. Le métier a bien changé...Mais dites-moi quelle est la non-urgence qui vous amène ici?
     -En fait, j'ai des différents avec mon voisin...
     -Qui n'en a pas?
     -Mais là c'est particulier : le genre de différent...comment dire...qui pourrait bien finir par une urgence comme vous ne les aimez pas...
     -Vous n'envisagez tout de même pas de tuer votre voisin?
     -Oh non. Pas si je peux faire autrement...
        
    Le policier tressauta : il était interdit de mort, de meurtres et d'assassins depuis une bavure engendrée dans les années 70 qui avait désincarnée plus d'âmes que prévu. Son asthme chronique lui avait rendu le service de le dispenser du sifflet de la circulation, et il était ainsi devenu le spécialiste des affaires qui ont le temps. Il exposa son domaine de compétence à Edouard qui le considéra avec méfiance :
     -J'espère que vous n'êtes pas de ces gens qui pensent que le non-urgent peut attendre? 
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    Théo fut piqué dans son orgueil perfectionniste :
     -Mais pour qui me prenez-vous Monsieur? Vous avez en face de vous le meilleur spécialiste du non-urgent du pays, et croyez-moi, personne n'accorde plus d'empressement à ce qui peut attendre que moi.
     -Bien, je vois que nous allons nous entendre, car j'ai pour vous un morceau de querelles de voisinage sans violence consommée comme vous n'avez jamais osé en rêver.
     -Vous savez quoi? s'enthousiasma Théo, allons parler de cela devant un déjeuner. Si votre met vaut le coup, c'est moi qui vous invite, sinon, c'est vous.
     -Allons-y!
         Théo se calla à la table du fond du restaurant presque désert en pleine heure de midi.  -C'est le restaurant préféré de ma femme. Elle dit que ça me fait prendre conscience de la qualité de sa cuisine à elle...     C'était vrai : Edouard n'aurait jamais osé servir pareille banalité fade à ses invités, mais au moins, l'endroit était tranquille, et on n'était guère tenté de parler la bouche pleine.
     -Alors votre voisin est un enquiquineur si j'ai bien compris?
     -Non, lui et son épouse sont charmants et leurs grands enfants ont maintenant quitté la maison, ce qui fait que ça n'a jamais été aussi tranquille.
     -Alors où est le problème? Un arbre qui fait de l'ombre à votre jardin ou quelque chose comme ça?
     -Un arbre? Mais mon bon policier, si ce n'était qu'un arbre, on ne dirait rien. C'est beaucoup plus grave, vraiment beaucoup plus grave...
     -Plus grave qu'un arbre? Deux arbres? Plein d'arbres? Une forêt à la limite de votre propriété?
     -Non, rien à voir. Ce qui nous fait de l'ombre, voyez-vous ce sont...ce sont...
     -Mais ce sont quoi , bon sang?
     -Des nuages!
        

    Théo se figea. Il était d'humeur avenante et voulait bien rire de tout, à la seule condition que ce soit sérieux. Il laissait la moquerie aux incompétents de l'humour. D'un geste agacé, il se leva pour clore le déjeuner et réclamer l'addition, mais Edouard le retint suppliant :
     -Je vous en prie, écoutez-moi, laissez-moi m'expliquer! Vous êtes le seul à pouvoir m'aider : sinon, il me reste comme unique choix de me pendre ou d'abbatre mon voisin, mais quoiqu'il en soit, avant ça, j'enverrai à vos supérieurs une lettre en vous désignant comme le responsable de cette mort parce que vous aurez dérogé à vos obligations de service...  
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    Le temps décidément ne semblait servir qu'à préparer des situations extrêmes où l'on n'en n'aurait plus. Théo se rassit en grommellant, habitué à l'absurde, mais pas prêt, sans doute, à l'extraordinaire. Il était résigné à subir une mauvaise blague trop longue. Edouard, se racla la gorge :
     -Vous allez me dire que vous vous en foutez, mais il faut que je vous raconte que je suis retraité depuis six mois. C'est là qu'ont débuté les ennuis. Avant, je travaillais 60 heures par semaine dans un bureau climatisé et après 40 ans, je ne peux même pas vous dire ce qu'on voyait par la fenêtre. A fortiori, j'aurais été bien en peine le soir venu de pouvoir décrire la climatologie de la journée, ou même de toute la semaine de boulot passée. Le week-end, je somnolais devant la télé et pendant les quelques vacances que je prenais annuellement, ma femme et moi allions à l'étranger, dans quelque endroit où le temps, température et ciel, se comportait comme il est écrit dans les brochures. Pour résumer, j'ignorais que les environs de Lille étaient si froids et de couleur si lugubre. Personne n'avait tout simplement songé à me le dire...
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    Vous imaginez le choc quand j'ai voulu mettre en application les loisirs des Seniors comme expliqué à la télé : jardinage, golf, pêche, ballades à vélos...L'horreur absolue : mon corps ne voulait pas! Les températures, ça fait souvent mal...
    J'ai bien pensé à porter plainte pour dissimulation de la vérité, mais voyez-vous, je ne suis pas du genre à chercher les ennuis...
        
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    Théo mordillait perplexivement sa fourchette aux dépends de ses dents. Le vieux Monsieur parlait à voix basse et ses yeux mobiles balayaient les alentours dans une obsession de garder la confidentialité de son récit. Il avait honte : les riches n'ont pas le droit d'être ignorants de ce que savent les pauvres. Le policier esquissa un sourire, mêlé d'ironie et de pitié :
     -Admettons. Mais vous n'êtes tout de même pas né dans une bulle...Il y a bien un moment dans votre enfance où vous avez du être confronté aux contrastes thermiques et aux inconvénients climatiques? Assez pour savoir à quoi vous attendre...
     -Evidemment, mais je croyais qu'à notre époque, on avait dominé tout ça depuis longtemps...Je ne pouvais pas prévoir...
     -Ma foi, quand on y réfléchit, c'est vrai!
     -Nous avons consulté de nombreux médecins ma femme et moi, mais leur verdict est formel : à notre âge, l'adaptation aux variations et aux intempéries est impossible et toute plongée brutale dans l'ambiance climatique naturelle serait mortelle à court terme.
     -Dramatique en effet. Il ne vous reste plus qu'à vous acheter une île clémente quelque part dans une mer tempérée : ça doit exister...
     -Peut-être...Malheureusement, mon entreprise a fait faillite suite à des placements trop audacieux et j'ai tout perdu à quelques semaines de ma retraite. Je n'ai plus les moyens de m'expatrier et apparemment, il ne faut pas compter sur la Sécurité Sociale pour assumer les conditions de notre survie. Vous comprenez maintenant...l'urgence. C'est ce que vous appelleriez dans votre jargon une question de vie ou de mort il me semble...
        
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    Le prétexte était donné à Théo de rejouer les policiers et il ne le laisserait pas filer : il avait un bon scénario, lui manquait seulement l'intrigue :
     -C'est fort triste en effet, mais je ne vois pas bien en quoi la police peut vous aider...
     -Par rapport au voisin. Vous oubliez le voisin...
     -C'est vrai, il y a un voisin. Mais que vient-il faire dans cette histoire de métabolisme paresseux?
     
        

    Edouard et sa femme n'aimaient pas mourir et la déclinaison froide de la maladie à l'automne arrivant les effrayait au plus haut point. Il ne pourrait plus vivre reclus : un intérieur sans son travail de bureau lui apparaissait comme un vide encombré. Le concept de cloisonnement lui-même, et de délimitation entre le dedans et le dehors, lui semblaient soudain désuets et il n'eut plus d'autre idée en tête que de faire tomber les murs.

                
    On fabriqua donc une machine à faire le temps : l'idée lui était venue à la lecture fortuite H.G Wells, qui de son avis, était passé totalement à côté d'une intuition géniale avec sa machine à voyager dans le temps. Car le temps, il ne fallait pas le poursuivre, mais le fabriquer météorologiquement là où l'on était. Il assembla donc un fatras de tout, plongea l'embout de la machinerie dans l'eau verdâtre de la piscine, régla le thermostat sur 20°C avec luminosité selon les conseils du médecin du travail, et attendit que son micro-climat s'installa au-dessus de son toit.

          Après 3 jours, le mélange trouva son équilibre et les hectares de ciel traités chouchoutaient ses terres d'un doux soleil au ciel clair d'habitude interdit de séjour ici fin novembre. Il était sauvé. Après une période d'observation, Thérèse, sa femme, décida que la retraite, c'était comme les vacances, et que le moral gagnerait à éprouver quelques degrés de plus...Il donna donc 24°C de soleil égoïste à l'hiver de ce coin résidentiel de Lille.
     -Et alors?demanda théo comme un enfant devant un conte.
     -Alors rien : on avait 24°C, tout allait bien pour nous. C'est là que l'un de nos voisin émis le voeux de posséder une pareille machine, et je leur en offris une pour Noël...
     -...pour qu'ils aient du soleil à Lille un 24 décembre....
     -C'est ce que je croyais, mais ils ont programmé...de la neige!
     -Sacrebleu, quel gâchis!
     -Cinquante centimètres de neige poudreuse, vous imaginez le désastre de cohabitation avec notre printemps précoce?
     -Pas vraiment. Chacun fait ce qu'il veut chez lui, non?
     -Allez dire ça au ciel et aux éléments si vous le pouvez! Le pire, c'est que cet abruti de voisin a cru bon de faire le malin auprès de la plantureuse blonde d'en face et lui a fabriqué une bécane à météo qu'elle s'est empressée de faire monter à 30°C pour exhiber un bronzage intégral!
     -Juste compensation...
     -Je ne vous parle pas du Thaïlandais du coin qui a mitonné une de ces brumes chaude et saturée d'humidité dont ils ont le secret là-bas
     -C'est moche, je vous l'accorde, mais vous n'êtes pas obligé de regarder.
     -Moi non : mais le ciel d'à côté, apparemment si! Comprenez à la fin : les cieux se battent entre eux. Ils règlent leurs comptes de décalages thermiques et hydrométriques à coup d'orages tonitruants, d'ouragants, de tornades...Si ça continue, la météo va inventer une catastrophe climatique qui n'existe pas encore. Il faut agir, vite...

       
    L'affaire du siècle, c'était sur. Le policier réfléchissait. Edouard se demandait si à tout faire, il n'aurait pas été plus judicieux d'aller trouver le curée pour qu'il réveille le Maître des Cieux.
          Soudain, le policier se leva et s'éloigna pour passer un coup de fil dont il revint la mine dépitée.
     -J'ai eu le juge au téléphone : légalement, on ne peut rien faire. On sait comment légiférer sur la traversée de l'espace aérien par des objets matériels, mais il y a un vide juridique concernant un éventuel droit de propriété des composants climatiques. Pour résumer, on peut dire que chacun est considéré propriétaire des nuages qu'il a au-dessus de sa tête et qu'il en fait ce qu'il veut : il en invite d'autres ou s'en débarrasse selon ses convenances. Le juge a précisé que chacun avait le droit de chauffer sa propriété selon son confort personnel et qu'il n'était spécifié nulle part que ce droit s'arrête avec les murs de sa maison...
    De ce coté-ci, on est dans l'impasse. J'ai un vieil ami chercheur en météorologie, je le préviens qu'on passe le voir demain...En attendant, rentrons chez nous.
     
      
    Edouard retrouva sa femme à l'hôtel : ce printemps les accueillait gentiment dans une douceur clémente qui ne les faisait pas souffrir. Leur maison avait peut-être était enlevée par un tourbillon et replantée dans le jardin du voisin, qui sait? Là-bas, une nature haïssait l'autre dans la démesure des dieux d'Olympe.
         Au matin, Théo passa prendre Edouard devant l'hôtel : -Désolé, j'ai fait des pieds et des mains au commissaire pour lui emprunter la seule voiture climatisée qu'on ait, mais il n'a rien voulu entendre. J'espère que ça ira quand même pour vous...     Le soleil commençait à caresser la carrosserie qui pompait ses rayons et Edouard se crispa d'appréhension. La course ne dura que 10 minutes avant d'aboutir sur l'entrée arrière de l'observatoire de météorologie dont Théo connaissait les méandres. Le professeur Matignon avait refusé le sommeil à cette énigme dont chaque théoricien rêvait dans ses songes démiurgiques, sauf que là, il ne s'agissait plus de faire le temps, mais de le défaire :
     -Autant vous le dire tout de suite, c'est impossible! Im-po-ssi-ble! j'ai refait tous les calculs dans tous les sens...
     -Mais qu'est-ce qui est impossible professeur?
     -De calmer le temps : il n'a plus d'autonomie à force de ne se déterminer que par réaction violente à son voisin. Plus aucun sens de la mesure non plus. Si on réussissait à neutraliser toutes les machines à météo du voisinage, celle d'Edouard, déterminée pour lutter pour le maintient de la chaleur en opposition aux neiges de la parcelle d'à côté, continuerait dans son énergie de chaleur acquise et brûlerait les environs jusqu'à atteindre une chaleur qu'on ne peut déterminer. Mais je n'y mettrais même pas le diable...
     -Et si on coupait simultanément tous les engins?
     -Je crains...qu'il n'y ait plus de temps, du tout.
     -Qu'est-ce que ça peut bien signifier, plus de météo du tout?
     -Que l'espace en question soit si ravagé climatiquement, qu'il ne peut plus être habité par aucun élément. Une sorte d'interdit météorologique en somme. Disons que la zone a connu tellement d'excès que plus aucun nuage ne peut y pousser ni aucun rayon y passer, pour très longtemps...
     -Ca donne quoi, concrètement, une errance indéfinie du genre ciel gris à 12°C, comme quand il n'y a ni soleil, ni pluie, ni vent?
     -A priori, je pencherais plus pour quelque chose qui s'approche du zéro absolu.
     -C'est froid...
     -C'est absolu!
        
    Le duo quitta donc le Professeur avec une affaire d'absolu sur les bras. Théo retrouva un vieux réflexe de ses débuts à la circulation, et monta le plan pragmatique de circonscrire sans délais et sans limitation de temps la zone de délimitation de l'état de catastrophe, mais Edouard secoua la tête, philosophe :
     -Réfléchissez : comment appelleriez un homme qui commande au ciel?
     -Un homme qui commande au ciel? Hmm...voyons...un..dieu je crois...
     -C'est ça, un dieu, et moi je ne suis pas prêt à prendre le rôle.
         Il fallait inventer autre chose : Théo se retrouvait avec une urgence dans les pattes et entendait bien qu'elle ne lui explose pas à proximité :
     -Vous savez ce qu'on fait dans la police d'un problème qu'on ne peut pas résoudre? On s'en débarrasse : on le refile à quelqu'un d'autre ou on le fait disparaître.
     -J'avoue ne pas voir où vous voulez en venir...
     -Il faut fourguer cette infertilité climatique ailleurs puisqu'ici, on ne peut plus rien faire pour elle. Rappelez-vous H.G Wells : il y a sans doute possibilité d'envoyer cette parcelle météorologique inerte à une autre époque. Aux dinosaures par exemple, on peut admettre qu'ils ne trouveront rien à y redire. En échange on leur ponctionne l'équivalent tout propre. D'ici à ce que les hommes poussent sur la planète, la zone se sera régénérée, vous ne croyez pas? Il vous suffit de trouver une de ces vieilles machines à voyager dans le temps...
     



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    Août 2119, à l'endroit ou je suis ...

      Les attentes sont du temps que le jour concède aux rêves. Dans la longue file d'attente de l'enregistrement des bagages de l'aéroport, le passager qui me suivait grognait en me poussant vers l'avant :
     -si vous n'avancez pas, je vous passe devant...
     -mais je vous en prie, passez donc
    Combat futile : on prenait le même avion. S'il avait réfléchi, il aurait économisé un peu de sa hargne occidentale. Il décide bizarrement de rester à l'arrière et de ne pas répondre à ce qu'il devait considérer comme une provocation, trop belle pour être vraie.

         Tous les avions ne partent pas : il y en a qui reviennent et c'était la vocation de celui-ci. Pour l'occasion, les passagers bigarrés deviennent des vacanciers en sursis qui en veulent un peu aux ailes de métal de jouer ce rôle de rabatteur vers les lieux de labeur.

         Je pris un nouveau coup de coude interloqueur et par réflexe, je pousse du genou ma valise qui s'entrechoque dans celle de devant. Erreur : la file s'est immobilisée. Mon voisin de derrière sans rancune ni mémoire de l'incident précédent, entame la conversation tout content de dénicher une passagère de sa tribu linguistique. Les présentations sont inutiles, on se sent presque de la même famille :
     -on n'est pas rendu. Ni parti cela dit...
     -sans doute une histoire de papiers. Ça va se régler.
    Je n'apprécie guère ce genre de conversation de convenance et d'habillage des temps perdus où ceux qui ne savent rêver s'égarent dans un vide qui les angoisse. Mon interlocuteur se rapproche fortement intrigué :
     -je me demande d'où vous sortez. Vous savez bien qu'il y a toujours des histoires de papier, et que ça ne se règle jamais.
     -ah, pourquoi pas?
     -pourquoi pas? Mais parce qu'avec ces aéroports du milieu du monde, en zone neutre, personne ne parle la même langue et qu'il est donc impossible de se comprendre. Là, il y a un problème au guichet et c'est le cafouillage complet.

         Le milieu du monde...

         Devant, les échanges se prolongent, mais c'est sans espoir : autant faire communiquer un sourd et un aveugle. La foule, les foules patientent avec résignation. Les valises rigides deviennent des sièges convoités qu'on consent à partager en silence. Le silence...Les quelques bruits sont sans parole.

     -alors il est probable que les avions ne décollent jamais ici...
     -ou qu'ils décollent avec quelques passagers à peine.

         Mon voisin de derrière me confie appartenir à l'armée neutre et commente la situation en précisant que les problèmes que l'on ne peut résoudre, on les élimine et il me désigne du menton le contrevenant malgré lui qui se fait déplacer sans résistance du comptoir d'embarquement. Le mouvement de la file d'attente reprend dans un semblant d'espoir. Ma perplexité devient malgré moi sonore :

     -mais pourquoi les guichetiers n'apprennent-ils pas les langues étrangères?
     -c'est interdit. Rappelez-vous que les aéroports sont neutres : pour des raisons d'égalité, aucune langue, aucun style architectural ne doit prévaloir. Bien sur, c'est le bordel, mais sinon, c'est la guerre. De toutes façons, un jour ou l'autre, toutes les langues finiront par être étrangères... Depuis que la Commission Mondiale a instauré les banques neutres, j'ai planqué mes quelques économies sous mon matelas, ça devenait trop compliqué. Mon fils a été tiré au sort pour faire parti du programme expérimental scolaire. Le principe de base est simple : aucun élève ne parle la même langue qu'un autre et il lui est interdit d'en apprendre une. Ça généraliserait une prévalence, donc une inégalité, donc une hiérarchisation d'une culture qui risquerait d'en profiter pour prendre le dessus. Vous connaissez la suite : la grande guerre de 2099...En séparant les hommes les uns des autres et en coupant toute forme de communication, on a peut-être trouvé la recette de la paix à l'infinie, par défaut de pouvoir se déclarer la guerre.

         Mes rêves de voyageuse avaient à contrecoeur cédés la place à des songeries spéculatives. C'était la première fois que je m'installais dans le futur, que je l'habitais. Mon translateur spatio-temporel sur lequel je courrai le temps m'avait permis des clichés instantanés des époques. Lui défiait le temps, pas moi : je vieillissais même en retournant dans mon passé et je continuais donc à vivre avec la frénésie du temps qui passe pour ceux qui vivent. Ironie du destin : le translateur était mort avant moi d'une incompatibilité d'humeur avec un futur qui n'avait pas engendré de pièces détachées à une espèce métallique sans descendance. Voici donc mon époque d'adoption, les présentations étaient faites. Je me souvenais de mon grand-père qui prédisait sans boule de cristal que nous deviendrions tous des américains obèses mangeurs de hamburger et ses adieux aux ripostes de Molière et à sa langue alambiquée mangée par la mondialisation prochaine.

      -je suppose que personne ne se souvient pourquoi la mondialisation a généré un éclatement des particularismes au lieu d'une homogénéisation...
     -l'affaire a quitté le domaine du secret d'Etat depuis longtemps de toutes façons...Au vingtième siècle, l'équilibre mondial était assuré par le déséquilibre des forces militaires. Le bon vieux schéma du jeu des forts et des faibles, une reproduction à l'échelle technologique d'un mode de fonctionnement inventé par la Nature qui n'a pas fait preuve de beaucoup de bonté sur ce coup-là, mais qui s'est bien débrouillée pour faire perdurer son système inégalitaire. Que les plus forts fassent savoir qu'ils sont les plus forts et ils resteront les plus forts. C'est finalement le principe des théologies monothéistes. On a réépicé la même sauce sur des millénaires...
     -alors qu'est-ce qui s'est passé, Dieu est mort en cours de route?
     -non, au contraire, il a fait des petits, il s'est multiplié. Quand les gens se savent détenir le pouvoir de mort sur les peuples, ils se prennent pour Dieu et c'est ce qui s'est passé. Avec la suprématie des armes lourdes des américains, on était dans un monothéisme militaire et tout allait bien. Puis il y a eu cette affaire de septembre 2001 : on découvrait qu'on pouvait tuer et détruire à grande échelle et sans arme, avec les moyens du monde civil de tous les jours. On s'est mis à devoir négocier avec des particuliers et plus avec des Etats. La force et le pouvoir se sont démocratisés en somme : chacun n'a plus qu'à se servir pour prendre un rôle démiurgique.
     -un groupe terroriste organisé, ça n'est tout de même pas tout le monde et pas à la portée de mon voisin de palier sans doute.
     -vous savez, ça fait longtemps qu'on trouve sur internet la recette du virus de la grippe espagnole ou d'une forme mutante du paludisme. La conception est artisanale et vous pouvez marmiter la potion dans le chaudron en cuivre qui voyait bouillir les confitures translucides de votre arrière grand-mère. Une fiole dans une nappe d'eau d'alimentation ou mélangée à de l'engrais d'épandage, et hop! A force, les américains en ont eu marre de passer du polish sur leurs missiles millionnaires sous les moqueries du reste du monde en s'épinglant la médaille en chocolat de la superpuissance militaire. Ils se retrouvaient à égalité avec l'épicier du coin.
     -la fin du règne du fric et des forts. Je vois...La catastrophe humanitaire suprême en somme : la seule chose que les humains soient absolument incapables de gérer. Les bases de la vie sociale et politique se sont effondrées, plus de repères...Imprévisible.
     -au contraire. Si vous réfléchissez, les dirigeants et les philosophes rêvaient de mondialisation comme on pense une oeuvre d'art. Les individus n'en ont jamais voulu. J'ai vu des photos d'habitations en lotissements au vingtième siècle : les gens de là-bas grappillaient jusqu'à leur dernier sous pour s'acheter un bout de terrain autour de la maison et qu'est-ce qu'ils en faisaient au lieu d'en profiter paisiblement?
     -ils y établissaient un bataillon de haies d'arbres en rangs serrés, les petits devant, les grands à l'arrière. Une vraie forêt vierge.
     -exactement. Ensuite, ils isolaient les plafonds, les murs intérieurs et extérieurs, sans se rendre compte que c'étaient les mêmes! Les pièces, déjà petites devenaient minuscules. Les habitations n'avaient plus vocation à être investies, mais à séparer des autres. Personne n'a pleuré la suppression des plans de mondialisation : en fait, le peuple avait vocation à être individualiste.

         La noirceur du soir s'avançait dans le hall de l'aéroport. Je songeais dans le soulagement de ces repères naturels temporels que le monde avait l'air de tourner encore rond et j'administrais un coup de genou indélicat à ma valise qui combla l'espace d'un passager retiré de la file d'attente. Les entrelacs linguistiques reprirent dans un climat pacifique : personne ne se comprendrait jamais et l'énervement était superflu.

     -mais où vont ces avions?
     -à un des autres milieux du monde, sur une plate forme maritime sans doute. Le problème avec ces planètes rondes, c'est qu'il y a plein de milieux, mais avec un peu de chance, ce sera plus proche de chez vous. Sinon, vous remettez ça : on ne peut pas toujours gagner du premier coup, c'est une question de chance. Mais vous habitez où?

    Dans un monde moins fou pour un moment encore, mais comment lui dire?

     -hum...Si je vous répondais : ailleurs quelque soit le lieu de destination, est-ce que ça aurait un sens pour vous?
     -peut-être. Suivez-moi...

         Il m'extirpa du chapelet de passagers avec l'oeil brillant d'enthousiasme. Les militaires n'avaient jamais aimé ni voulu faire la guerre, mais ils se sont longtemps plus à l'attendre et à l'imaginer. Le possible improbable leur convenait. Maintenant, surveiller la paix quand on savait qu'il n'y avait rien à en faire les amusait peu et ils se sentaient inutiles ; moins ridicules heureusement depuis qu'on leur avait permis de rester anonymes derrière des habits banalisés, sans uniformes ni galons. L'espèce s'éteindrait bientôt sans que personne ne songe à la protéger.
         Mon compagnon improvisé m'embarqua dans les méandres de l'aéroport et franchit une porte qui s'ouvrit poliment sous les ordres de la petite clé plate qu'il inséra avec le geste de l'habitude. Je m'attendais à tout : il n'y avait rien...

    Un petit recoin sans angles francs ni arrondis décidés profitait sans doute des morceaux d'espace qui traînaient dans l'aéroport et dont personne n'avait voulu. Les surfaces se donnaient dans leur nudité sans couleur, n'ayant songées à se faire belles. Déconcertée, je regardais de toutes parts, alors qu'il n'y avait rien à voir nulle part. Il s'en fit de peu d'attente, et l'assemblage se mit en mouvement pressé : un ascenseur. Il devint obscur pour sa descente qui durait et s'accélérait à en devenir effrayante.

     -où va-t-on dans cette boite?
     -au centre du monde.

         Milieu, centre...Décidément, la rotondité de notre planète avait inspiré nos descendants.

     -il n'y a qu'un centre du monde, alors vous comprenez c'est pratique, on ne se perd pas...

         Enfin, nous débarquions dans la lumière. Mes réflexes étant rodés, je poussais mon bagage incongru ici : je n'avais pas l'intention de m'installer. Les salles n'étaient pas douillettes, mais j'y reconnaissais des pièces organisées à la géométrie rassurante, des gens affairés au travail. Ma foi, que les bureaux poussent dans les racines de la Terre au lieu de poursuivre leur conquête du ciel ne m'étonnait pas outre mesure : la mode s'en était prise aux sous-sol à mon époque natale. Nous poursuivions notre course et mon guide se stationna devant une forme recouverte d'un linceul blanc qu'il tira d'un geste triomphant :

     -ceci doit vous appartenir...

         Le translateur! Je l'avais abandonné dans un désert sous sa fumée noire d'agonie sans pouvoir en extirper mon journal de bord.

     -pas facile à raccommoder cette machine...C'est pire que les horloges suisses à remontoir.
      Soyez certaine que vous repartirez d'où vous venez, mais pas ailleurs : on a bridé le translateur et il vous conduira aussi sûrement qu'un chien d'aveugle dans votre salon et à votre époque d'attribution. Maintenant suivez-moi, je vais vous expliquer quelle est notre mission...et la votre.

         Heureusement, la tradition d'offrir un verre à son invité ne s'était pas perdue. On restait seuls : à l'évidence je n'intéressais personne.

     -je vous ai dressé les grandes lignes de notre projet "la fin des guerres", mais il y a une question que vous avez oublié de me poser...
     -une? Je crois qu'il y en a des tonnes à poser...
     -une seule fondamentale. Le reste, c'est du bavardage. Vous ne vous demandez pas pourquoi on veut supprimer les guerres?
     -pourquoi on veut supprimer les guerres? Mais diable, on a toujours voulu supprimer les guerres...
     -pas du tout. Si on avait voulu les supprimer, ce serait fait depuis longtemps. Chaque époque avait sa solution. C'est d'ailleurs un sujet récurent au bac :" imaginez une stratégie originale pour enrayer les guerres au Moyen-âge, au 19ème siècle...". C'est un exercice de training intellectuel qu'on enseigne dés le plus jeune âge ; avec le temps, les élèves deviennent plus inventifs mais de toutes façons, le sujet est intarissable et le nombre de solutions n'est pas arrêté. Vous voyez, ici, on sauve le monde à retardement...On décerne même chaque année à l'issu d'un concourt un prix Nobel de la paix posthume pour chaque époque. Posthume pour la planète bien sur, mais c'est comme ça. On donne une éducation à la paix comme vous avez éduqué à la guerre.
     -mais l'humanité n'a jamais voulu la guerre...
     -hum, admettons. Mais vous n'avez jamais voulu la paix : vous n'en aviez pas besoin, le problème est là. La paix est un luxe pour les peuples, pas une nécessité. C'est encore plus vrai si vous pensez à l'échelle de l'humanité parce que pour elle, une guerre, quelques guerres ne changent rien. Considérez les fourmis : qu'est-ce qui est important pour elles, la survie de chacune? Celle de la fourmilière? Même pas...Chaque fourmis sait sans doute qu'il y en aura toujours assez sur la planète, quoi qu'il arrive et ça les rassure. La grégarité, l'instinct de groupe est le pire ennemie de la paix.
     -si je vous suis, vous êtes en train de me dire que la mondialisation telle qu'on la construisait au vingtéunième siècle, c'était une mise en place d'une solidarité artificielle mortifère.
     -c'est un peu ça : à l'échelle d'un pays, une guerre ça se tolère. C'est quelques millions de morts, on s'en remet. Quand l'humanité a commencé à prendre conscience d'elle dans l'unité de l'espèce, on n'était plus à quelques milliards près...A ce niveau-là, on ne gère plus les choses avec précision : une erreur de virgule et on ne retrouvera même plus un Adam et une Eve pour se remettre à l'ouvrage.

         Plus à quelques milliards près...

         La leçon des fourmis...Pourquoi se priver de mourir si on peut le faire sans déranger personne. Après tout, c'est vrai, si ça les avait intéressées de vivre, elles se seraient débrouillées pour qu'on ne les piétine pas d'un coup de semelle. Mais elles s'en foutent. Nous aussi. Les morts sont pleurés pour le spectacle, la vie continue et si elle est éternelle, rien d'autre n'a d'importance. Peut-être est-ce pour ça que les dinosaures fascinent : ils ont quitté le navire, l'arche de Noé et on leur en veut un peu. On aimerait les voir se bouffer entre eux ; là, tout serait normal.

         La nuit avançait sans doute : peut-être qu'un avion était parti au hasard avec quelques passagers barbares les uns aux autres, apaisés de leur solitude pacifique. Je songeais à tous les mondes que j'avais traversés et cru connaître pour en avoir regardé les paysages, scruté les carcasses des villes, compté les pieds et les mains de leurs habitants. Je n'avais rien su, rien vu, rien vécu si ce n'est traquer des ressemblances pour gagner la certitude qu'on ne c'était pas trop égaré dans notre destin.
         Mon estomac fit entendre ses résonances et mon hôte s'excusa avec sincérité de son manque d'hospitalité. Il ne bougea pas et, dans les minutes qui suivirent, un grand type m'apporta un sandwich chaud aux odeurs étonnantes de cuisine. Je l'ouvrai dans ma perplexité prudente sous le rire franc de mon compagnon :

     -poulet. A deux pattes et deux ailes. Vous vous attendiez peut-être à ce qu'on les fasse pousser directement dans des boites de conserve sous perfusion de sérum nutritif? A la limite, on saurait faire, mais il y a une donnée que vos futurologues n'ont jamais prise en compte...
     -et laquelle?
     -c'est que les poulets ont plus de capacité à évoluer que les humains et leur estomac. Ils attendent donc sagement que la susceptibilité de notre organisme s'estompe, et après, ils ont promis qu'ils perdront gentiment leurs plumes et leurs moignons d'aile.
    Vous savez, le temps passe moins vite ici depuis qu'on n'est même plus sur de mourir à court terme. C'est finalement la mort qui oblige à vivre. La paix autorise à l'attente.
    Il m'entraîna dans la grande pièce aux allures de garage de station service et me présenta un grand coffre :

     -nos ordinateurs...

         J'étais tenté de lui dire qu'on avait eu les mêmes à la fin de la seconde guerre mondiale, mais je n'oubliai pas que ces individus avaient réanimé mon translateur :

     -ils sont...plein de fils, pleins d'écrans, plein de claviers...et ils prennent plein de place. Ces choses-là me semblaient en voie de disparition...
     -elles l'étaient. Mais maintenant, disons que ce sont leurs successeurs qui ont disparu avec la guerre de 2099. On bricole des machines anachroniques et hybrides avec ce qui nous reste, c'est le problème. Le projet est simple : les aéroports du milieu du monde, c'est moi qui les ai inventés. Ca a complètement supprimé les attentats puisqu'ils n'appartiennent à personne, ne sont sur les terres d'aucune nation, et surtout, ils sélectionnent une palette de passagers la plus hétéroclite qu'on puisse imaginer. D'où le contrôle des papiers : dans chaque avion, il faut un Catholique, un Musulman, un Juif...un Noir, un Blanc...autant d'hommes de femmes et d'enfants, de riches, de pauvres...
     -j'avoue que c'est assez génial. Mais qu'en pensent les gens?
     -mais rien justement. Personne ne leur a dit. Depuis les attentats de septembre 2001, ils acceptent n'importe quel contrôle et on répond aux rares questions en disant que nos critères sont top secrets. Comment voulez-vous que les gens se rendent compte que leur point commun est justement de ne pas en avoir?
     -je comprends. Mais pourquoi m'avez-vous entraîné ici?
     -parce que nous avons besoin de vous. Ou plutôt, nous avons besoin...que vous fassiez les courses pour nous. Cette guerre a tout détruit.
     -il ne m'a pourtant pas semblé...
     -parce qu'il n'y a rien à voir. Pas de squelette d'habitations ou si peu. Mais il y a eu un crime mondial contre l'électronique et l'informatique. Après tout, ce sont eux qui font la guerre, pas nous.

         Les techniciens ne songeaient pas à lever la tête pour attraper des bribes de cette conversation insolite. Sans espoir sans doute en référence à leur langue hermétiquement close à celle-là, sans hasard..Voici donc un garage à ordinateurs! Drôle de spectacle où l'on s'affrétait autour de ces cerveaux artificiels avec une clé à molette et une pipette à huile. Il me semblait aussi improbable qu'ils puissent faire calculer la bête que faire parler la marionnette de bois de Pinnochio.

     -sale affaire, mais ne comptez pas sur moi pour vous livrer en exclusivité de quoi requinquer votre arsenal de destruction.

         Les rides soucieuses de l'homme s'approfondirent. L'humanité l'avait déçu depuis longtemps : il n'espérait plus la sauver, juste la faire durer un peu plus longtemps.

     -vous n'y êtes pas du tout. On cherche à fabriquer une machine à paix
     -?!?
     -Un générateur aléatoire de langues. Les humains ne savent pas faire, ils sèchent très vite après quelques inventions de variations, quelques mixages intercontinentaux. Un ordinateur saura fabriquer de l'inédit, quelque chose d'intraduisible. Je ne sais pas : peut-être un code entièrement lié à des sensations et dénué de concepts, un autre entièrement conceptuel dénué d'objets, un autre où les seuls référents seraient les couleurs... Et à chacun s'ouvrirait un univers rien qu'à lui, séparé par l'infini des autres. Allez donc concocter une guerre avec ça.
     -le rêve du futur serait donc d'engendrer un autisme mondial...
     -le vôtre est de tenir le plus longtemps une psychose internationale. Au point où on en est, c'est ça ou rien.
    Je poursuis mon idée : on sépare les enfants à la naissance de leur famille. Disons qu'on mêle deux ou trois fratries ensemble qui se verront enseignées leur langue...maternelle par l'ordinateur. A l'âge où ils deviennent autonomes, ils réintègrent la société civile avec l'éducation qu'on leur en aura donné. Il n'est même pas sur qu'ils puissent se voir mutuellement, et en tout cas, pas se reconnaître comme des semblables : ils auront le monde pour eux, chacun se sentira sur une île déserte.
     -drôle de paradis...Mais qu'est-ce qui vous fait croire que je vais vous aider?
     -2099, c'est tout. La grande guerre, comptez... Vous verrez bien si vous vous sentez concernée. Votre translateur est prêt : désormais, il ne connaît plus que deux dates, 2002 et 2119.




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